Instant de vie chez les Bouchard

Instant de vie chez les Bouchard
Claude Mattheau, 2014

samedi 4 juillet 2015

Une part d'éternité.

Stéfane :
J'ai six ans en 1974 et nous sommes, mon père et moi, seuls, derrière la stèle déjà vieille de ma grand-mère morte depuis longtemps. Un trou, une boîte blanche, en carton, une température exécrable, je ne comprend pas vraiment ce qui se passe et je n’ai pas le souvenir que mon père m’ait parlé. Ni expliqué vraiment ce que nous faisions. Je revois seulement son visage en contrition et son incapacité à émettre un son. Figé par la douleur probablement.
Robert:
En 1974, j'ai 13 ans. Je passe le lait avec mon père. Chaque semaine, je monte l'escalier pour aller chez monsieur Roger Guignard. Mon père me trouve un peu difficile comme helper: je choisis mes clients ! J'aime aller chez Madame Mimi parce que je la trouve rigolote et que je peux jaser une minute avec mon chum Coco en passant.  Souvent Claude saute dans ses souliers et vient finir la run avec moi. Mon père en est ravi. 
Je choisis d'aller chez les Guignard pour d'autres raisons : monsieur Roger me parle comme à un adulte. Habituellement, il joue avec son petit mousse. C'est lui Stéfane qui s'accroche au sac de lait et qui le traîne dans le passage menant à la cuisine sous l'oeil amusé de sa mère. Mais ce soir-là ,personne ne joue,  la mère du petit Stéfane est assise au salon et elle pleure. Je fais l'air de ne rien voir comme me l'a souvent conseillé mon père. On entre dans la vie des gens mais on reste discret.

Stéfane:
Ce n’est que des années plus tard que j’ai vraiment réalisé ce que ma mère avait vécu, elle avait porté cet enfant dans son ventre pendant sept mois et trois semaines, tout ce temps à le bercer de rêves, à imaginer le mieux pour lui, à penser comment il jouerait avec sa soeur de deux ans et son grand frère de six; tout ce temps pour ma mère à l’attendre avec tout l’amour de son corps-montagne et de son coeur-Everest.
Un accouchement bâclé, des explications nébuleuses, 1-2-3 go on tire la « plogue », allez vous-en chez-vous madame, bonne chance pour la prochaine fois.

Robert:
En 1981, j'ai 20 ans. Je ne passe plus le lait. La run de lait maintenant, c'est Roger et Jeanine qui s'en occupent. Mon père a été  malade et il a tout vendu: un camion, un frigo et un peu de lui-même. Cet été, j'ai demandé au petit Guignard  de venir s'occuper des rideaux pendant le spectacle de la troupe des Arthur. Il a 13 ans maintenant. On peut lui faire confiance. S'il réussit à faire chanter la caisse enregistreuse du dépanneur d'Anthonin, il pourra tirer les rideaux!  

Stéfane:
J’ai souvent pensé à ce frère que je n’ai jamais eu, à ma vie qui aurait été différente avec lui, à ce petit David que j’aurais aimé comme j’aime ma soeur. J’aimerais, encore aujourd’hui, pouvoir imaginer quelle serait la forme de son visage, la couleur de ses cheveux, voir son sourire mais j’ai, dans ma caboche, le flashback de cette câlisse de boîte blanche qui disparaît sous terre. Et de ce frère que je n’aurai jamais serré dans mes bras. 

Robert: 
J'ai souvent pensé à mon père que je n'ai pas eu assez longtemps, à ma vie qui aurait été différente avec lui à mes cotés, à mes enfants qui l'auraient aimé comme je l'ai aimé.
J'aimerais encore aujourd'hui ,pouvoir imaginer ce qu'il serait devenu en vieillissant: ses cheveux blancs, son visage épanoui,son sourire rieur, mais j'ai dans la caboche , le flashback de cette câlisse de civière en stainless froid sur laquelle on roule mon père, blanc comme un drap , vidé de sa vie. Il me reste à dire à mes enfants la chaleur de ce  grand-père qu'ils n'auront jamais serré dans leur bras.


 Épilogue: 
Les mêmes émotions, les mêmes questions, les mêmes incompréhensions...mais aussi ce sens inouï de la justice qui habite les hommes et qui les fait espérer- pour la suite du monde- le meilleur, même pour ceux qui auraient pu être là et qui ne l'ayant pas été, ont continué de faire signe à travers leur absence.


Les mêmes émotions devant un fait : 58 ans contre sept mois et trois semaines. Il faut bien admettre que la vie telle que nous la mesurons, n’a pas le sens absolu qu’on lui prête.


1 commentaire:

  1. C'est un beau texte.
    Les autres aussi d'ailleurs !
    Le blog est dans mes favoris sur mon iPad !
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