Instant de vie chez les Bouchard

Instant de vie chez les Bouchard
Claude Mattheau, 2014

vendredi 29 septembre 2017

Monsieur transmission.

Raymond en compagnie de Michel Imbeault et de Claire Morin , sa belle-soeur .
 Il était allé donné un coup de coeur et de  clé à molette  au Camping.
Pour descendre dans le sous-sol chez les Brassard , il fallait ouvrir une porte sous-dimensionnée et angulée, une porte  toute blanche qui était située près de l'entrée du salon. Un regard rapide de ce coté laissait voir un piano que j'associerai pour toujours à Louis Amstrong et à When the Saints go Marching in . 

 Une fois la porte tirée vers soi, apparaissait un escalier de bois sans contre-marches et   un peu trop  pentue; cet escalier était tout à fait pareil à ceux de tous les films d'horreur qui  passaient à la télé. À cette époque , on considérait un film de Dracula comme de l'horreur !   Et dans ce sous-sol , il se passait des choses que je n'aurais jamais voulu vous décrire.

Un homme vidait de son fluide sa victime, l'établi sur lequel il se livrait à son rituel, était marqué en son centre par une dénivellation, le comptoir ayant été construit de façon à ce que le rouge liquide récupéré coule sur la tôle finement pliée comme  un entonnoir;   puis, avec une précision un peu maniaque , il étalait ensuite  sur son établi les engrenages qu'il avait retirés du ventre de la victime qu'on lui avait confiée.Il pouvait ainsi soir après soir se livrer à un ballet mystérieux dont il connaissait par coeur chaque geste. Monsieur Transmission... 

En m'approchant de l'établi de monsieur Brassard, je pénétrais dans un monde qui m'était tout à fait inconnu. Pas de mécanique dans ma famille. Pas de moteur à réparer.Ici tout est rouge, noir ,bleu , chez nous, tout est  blanc-lait ! ANECDOTE:  Almanzar le père des Brassard,  est passé de forgeron à mécanicien  , puis poussé par l'industrie naissante du Saguenay , il a même inventé une scie à métaux mécanique.À l'Alcan par exemple ou à la scierie Dubuc, on donnait une récompense de 10 à 25 $ à ces travailleurs qu'on appelait des suggesteurs. La pomme ne tombe jamais loin de l'arbre.

Monsieur Brassard avait une voix éteinte, à jamais enrouée comme celle de René Lévesque à son retour de la guerre, mais cette voix ne faisait pas de discours, monsieur Brassard n'était pas un bavard.

Almanzard Brassard (père) Forgeron 
Il me saluait et me demandait si je cherchais Denis, son fils. Je disais que oui, et je restais planté là, à attendre. Je  voulais juste  voir ses doigts agiles engager tous ces rouages dans  le coeur de la machine. Denis finissait par arriver... et nous sortions par la trop basse porte du sous-sol.
Raymond Brassard 1933-1992

Monsieur Raymond - tout comme madame Colette (Morin) - était toujours plein d'égards à mon endroit. Et ce, malgré que souvent j'arrivais chez les Brassard sans m'annoncer.

 Je me rappellerai toujours  de cette soirée où sa famille était réunie chez sa belle-soeur à Bon-Désir . Je n'habitais plus Bergeronnes, et à chaque fois que j'en avais l'occasion, je visitais Denis.   Comme d'habitude , monsieur Brassard m'avait reçu en lançant mon nom de sa voix éteinte: Robert !  Il aimait me faire rire , il savait que j'aimais rigoler. Il était amaigri et son timbre de voix avait perdu un peu de sa grippe qui faisait des D et des R, des lettres assourdies. À mon grand regret, ce fut la dernière fois qu'il eut à m'accueillir.


Colette Morin 1939 -2022



Raymond Brassard était un père  magnanime. ANECDOTE:  Un soir d'été doux et sans vent, comme Bergeronnes pouvait parfois nous en donner  , Denis et moi et quelques autres j'imagine, sommes à prendre une bière sur le terrain de tennis de monsieur Welleston - bières que nous avions fort probablement "empruntées" à Ovila ou à Raymond - ; les lumières sont éteintes , il fait noir, et un peu enivrés nous profitions du juillet de nos 15 ans... On entend claquer la porte , on  entend des pas sur la galerie  , on distingue une ombre, c'est monsieur Raymond . Il demande , en sachant  très bien  qu'il recevra en guise de réponse, un mensonge adolescent: "

-Qu'est-ce que vous faites , Denis, là ? "


Marguerite Boulianne (mère) 
-On joue au tennis.

C'est le mensonge le plus maladroit que j'aie entendu dans toute ma vie. On joue au tennis à la noirceur et sans raquettes !

Quand un homme sait démonter et remonter une transmission avec autant de doigté, il sait ce qu'est la patience ...et en use intelligemment

-Rentrez pas trop tard, dit-il simplement.

 Et la bière terminée , nous sommes repartis chacun de notre côté. Un peu ivres de ce chaud samedi  et  fiers que nos petites délinquances estivales soient ignorées volontairement  par nos parents...

Ce que je retiens de cet homme et que je n'oublierai jamais, c'est son coté consciencieux, il était incapable de ne pas bien faire,ce qui lui coûta sa santé. Combien de fois l'ai-je vu travailler après ses heures officielles de travail chez Ford ? Raymond Brassard était ,comme beaucoup de pères de  génération, il ne comptait pas ses heures...et il  aurait bien mérité de vivre un peu plus de sa retraite...

Mais la vie n'est pas ainsi faite. N'empêche qu'il a donné à Denis Carl, Manon et Nancy , le goût des choses bien faites.

Ce fut sa plus importante transmission.


19 juillet 1957 ,Le progrès du Golfe