Instant de vie chez les Bouchard

Instant de vie chez les Bouchard
Claude Mattheau, 2014

mercredi 14 mars 2018

Altitude zéro




Récemment, j’ai rencontré  un vieux professeur de philo, devenu mon ami alors que j’étais son élève. Il me vouvoie tellement nos âges sont éloignés.


-Vous voulez que je vous raconte me demande-t-il, comment un jour, je me suis retrouvé à manger par terre avec deux de mes invités ?

Je n’eus pas le temps de répondre qu’il avait commencé son récit. Prof de philo, un jour, prof de philo, toujours!


« Nous étions assis autour d’une table. Notre hôte était une aubergiste qui n’avait ce soir-là que nous pour clients. Le temps était maussade et il pleuvait beaucoup depuis quelques jours. La conversation était agréable et chassait l’humidité ambiante. 

 Jusqu’au moment où l’un de mes invités prétendit qu’il ne comprenait pas  que des gens puissent vivre de l’assurance-chômage. Nous n’y connaissions rien, ne l’ayant jamais vécu mais nous pensions savoir quelles étaient les solutions…


C’est alors que le sourire de notre hôtesse s’est envolé.  Même si elle restait polie, j’ai senti, juste à la voir marcher de la cuisine à la salle à dîner toute l’amertume qui l’habitait.  Son embarras était visible jusque dans sa hâte de nous servir. Comme si elle avait voulu  vite se débarrasser de nous et se défaire de notre présence et des propos qui  l’avaient choquée.


Puis elle revint de la cuisine, mais cette fois-ci sa démarche était plus assurée. En fait, elle fonçait littéralement sur la table. Elle s’appuya de tout son poids sur  ses deux mains qu’elle avait déposées  contre la table, se tenant penchée derrière  la seule chaise inoccupée. Je sentais qu’il se passerait quelque chose et ce quelque chose ne me disait rien de bon.


Elle enleva de nos assiettes, le crabe.
« Ça c’est pour les pêcheurs », maugréa-t-elle.


Elle retira ensuite l’assiette de petites gâteries aux fruits qu’elle avait déposée  au centre de la table en disant : «  Pour les cueilleurs! »


Elle déchira devant nous nos billets d’excursion aux baleines.
« Ça, c’est pour les guides touristiques et les capitaines ! »


Elle tira sur la table et lança :
«  Et voilà, pour les reboiseurs ! »


Puis, elle nous invita à quitter nos sièges  en cordes tressées. Poussa les chaises dans un coin et s’exclama : « Et voilà pour les artisans! »


Elle nous avisa de nous asseoir par terre et quand elle revint, elle lança au plancher une boîte de Jos-Louis. « Ceux qui les fabriquent, travaillent à l’année ! »
Ce soir là conclut mon vieux prof, nous couchâmes par terre, dans cette cuisine vide. Et ce, pour la seule raison qu’il pleuvait à ne pas mettre des chiens dehors. Ce fut notre chance.


-Votre chance ?  m’étonnai-je.


-Oui, parce que le Purina Dog Chow est aussi fabriqué toute l’année!   »