Instant de vie chez les Bouchard

Instant de vie chez les Bouchard
Claude Mattheau, 2014

vendredi 24 décembre 2021

Conte de Noël : 101 CHATS - 1973

 

101 chats 

Conte de Noël 

S’il y a une chose que je n’aimais pas dans ma vie d’adolescent, c’était d’avoir la supposée chance selon mes amis, d’avoir un job assuré pour me faire de l’argent de poche. La plupart de mes chums me demandait pour embarquer dans le truck de mon père pour pouvoir passer le lait. 

Il voyait ça comme un privilège, alors que moi, je détestais ce travail. Que ce soit Coco, Saucisse ou Bardarot, leur demande recevait toujours un oui de la part de mon père. Pour moi, la compagnie d’un gars de mon âge était un baume sur la plaie laissée par l’haïtude entretenue envers cette tournée commerciale quotidienne.  


Histoire de ne pas sombrer dans le désespoir à chaque fois que j’embarquais dans le camion, j’avais pris l’habitude de me fixer un objectif pour que ce temps passé à vendre des produits laitiers me soit profitable. Les thèmes variaient selon mon humeur : faire la liste des repas que je voyais sur les tables, retenir des mots entendus, imiter la prononciation des gens ou leur démarche, vérifier le nombre de maisons équipées de boutons de sonneries… Faire des listes.


Puis un jour, j’ai compté les chats. Dans tout le village, il y en avait 101. Comme les 101 Dalmatiens. Puis un jour, il  en eut que cent.

Je vous raconte la disparition du chat de madame Louise. D’abord faut que je vous dise que ce chat-là n’était pas disparu tout seul, on l’avait aidé un peu. C’était vers le début décembre, cette partie du mois où à part le patinage à l’aréna et les pratiques de hockey, nous les gars du cran, on manquait d’activités.  Et en plus,  fatigués par les devoirs et les leçons que les profs de l’école Saint-Marcellin inventaient et réinventaient, on attendait les vacances avec impatience.

 

Or, vint l’idée de pogner un chat et de le faire flamber. D’autres avant nous avait eu cette idée de génie : voir un chat flambant déguerpir en miaulant ! C’est de la cruauté animale, il faut l’avouer, mais à 12 ans, cet âge qui marque le début de l’adolescence, la compassion n’était pas encore au rendez-vous.


Ce qui fut pensé, fut fait. Ce chat dont on ne connaissait pas les propriétaires avait été saucé dans la gazoline qu’on avait scrupuleusement récupérée dans un des bazous qui traînaient le long de l’ancien hangar grisonné de l’aéroport de Pagé au village. 

Y mettre le feu fut un jeu d’enfant, un chat on le sait, c’est comme le gaz, c’est prime. Puis on a perdu le chat de vue. Le gag : si un singe peut aller sur la lune, pourquoi pas un chat ! ?

Et puis, le lendemain, on avait oublié tout ça. C’est aussi ça l’adolescence, cette faculté de passer à autre chose rapidement. De rebondir comme un chat. Mais voilà l’histoire ne se termine pas avec ce rebond. Oh! que non.


Le vendredi suivant, donc deux semaines avant Noël, je fais la tournée avec mon père, et j’entre comme chaque vendredi soir chez madame Louise. Je crois que c’est une vieille fille. En tout cas, sa maison sent l’au-dessus de soixante ans . Elle me demande,  sa voix traînant une lourde anxiété, si j’ai vu son chat. Caramel qu’elle l’appelle. Elle m’en fait le portrait. Sa description additionnée au souvenir de la traînée de feu du chat qui déguerpit me lance à la figure toute la culpabilité dont mes douze ans sont capables. Osti! On a privé cette femme de son chat. Elle est seule dans la vie et son chat n’y est pas. 


Je me sens con. Ce n’est pas possible, je compte par deux fois le total de sa commande, moi qui d’habitude suis plus rapide que la calculatrice Réalistic aux chiffres rouges de mon grand frère Mario !


 Dans le camion, mon père me demande ce qui ne va pas. Je ne vais pas lui dire que j’ai une autre vie   où je suis un flambeur de chats !  Non, j’ai juste mal au ventre, ça va passer. Et ce n’était pas une invention.

 

Je me torture en solitaire au sujet de ce foutu chat pendant quelques jours : faut-il trouver un autre chat pour madame Louise ? Mathématiquement, déplacer un chat créerait un déficit ! Contenter la vieille fille laisserait une autre famille sans son chat. Je m’ouvris de mes remords à mes chums : ils rirent de la chose. Je fus l’objet de farce plate :

- Arrête de penser à chat !

-Prends pas chat de même !

-À force de reculer et avancer comme tu le fais, tu vas danser le cha-cha.

- Fais pas cette mine !

-À Noël, tu chanteras le minou chrétien avec monsieur Welleston !

Mes amis n’avaient pas eu à subir cette image. Théoriquement, un chat de moins ne changeait rien au fragile équilibre du village, mais un chat de moins nommé Caramel pouvait débalancer la vie d’une personne solitaire.  Mes amis n’ayant pas eu à subir cette image ne pouvaient faire la nuance.

 

Puis, samedi le 22 décembre, journée bien remplie puisque mon père ne reprenant sa tournée régulière que le 26, avait décrété qu’il ’était opportun de faire une run double. Tous les clients sans exceptions furent servis ce jour. En soirée, il devait être près de 7 heures, j’entrai chez madame Louise les bras chargés. Je lui remis ,compliment de son laitier, le calendrier 1974 lequel, ironie du sort, montrait l’image d’un chat léchant du lait !

-Mon Caramel est revenu dit-elle en regardant le calendrier que j’avais déposé sur la table. Elle appela le minet. Caramel apparut au bout du passage chassant de sa queue émincée par le feu, l’air renfermé du logis. C’était le chat. Je ne voyais pas par quel miracle ce chat avait survécu . Mais je voyais bien l’autre miracle, madame Louise avait retrouvé sa quiétude.

-Tu oublies ta pinte de lait, me signala la femme aux cheveux gris.

Je ne l’avais pas oublié. Je lui dis simplement que celle-ci était pour Caramel et que c’était un cadeau.

-Tu es un bon garçon. Dis-lui merci Caramel.

Le chat aux poils brulés vint se faufiler entre mes jambes.

Je venais d’obtenir ma rédemption.

 


Le 23 décembre 1973, le prix du gaz doublait, c’était le premier grand choc pétrolier.        

Mon deuxième !