Une nouvelle parue dans le recueil De tout bois, mai 2016
Il sait depuis longtemps que cette expression ne veut rien dire, son épouse Laura ne cesse de le lui répéter.- Madison Square Danube, c’est drôle, non, chérie ?- Comptable de son métier, Jean, qui était originaire d’Alma, devait souvent voyager. De l’ouest à l’est, en passant par Forestville , il devait souvent découcher. Ce qui le tracassait vraiment, car il haïssait les hôtels et surtout les chambres austères et froides. Et il y avait aussi son épouse qui lui reprochait ses absences : « Tu ne vois pas grandir la petite, chéri . » répétait-elle.-Je sais, chérie!-
Un jour, Jean débarqua à Forestville. Il se rendit à son hôtel préféré, -C’est le seul chérie!- pour y louer sa chambre de prédilection : la 1260 au deuxième étage. Celle-ci n’était pas disponible, la préposée à l’accueil - Je dis maître d’hôtel, chérie. -lui donna la clef du 1447 au deuxième étage. -Merde, il n’y a que deux étages, et des numéros pour impressionner les touriste , chéri !
Quand il ouvrit la porte de sa chambre, il sentit une forte et désagréable odeur de souffre. Il songea à se plaindre, mais à quoi bon. Sa chambre favorite était déjà occupée et il redoutait que l’administrateur de l’établissement ne le juge négativement, anéantissant ainsi toutes ses chances de pouvoir contracter avec cet oasis de la 138, une entente de plusieurs milliers de dollars, ce que son patron aurait jugé suffisant pour le mettre à la porte. Absorbé dans ses pensées, l’homme de chiffres ne remarqua pas la porte qui s’était, sur sa volonté propre semblait-il, refermée derrière lui.
- Chéri ! les revenants , c’est dans les films-.
***
C’était impossible, mais pourtant… Il s’était pincé le bras comme le lui avait recommandé sa mère alors qu’il était enfant, rien à faire, la chose était devant lui. En se glissant sous les draps, il avait remarqué cette gravure illustrant une scène qui lui semblait bien banale : une mère de famille qui faisait la lecture à un enfant alité et un père qui lui épongeait le front. Le tableau était accroché de travers, rien d’étonnant dans une chambre anonyme où les clients se succédaient.-–Dans le restaurant en bas, il y de vraies Linda Isabelle, chérie ! - Il pensa à se relever pour remettre la toile en place. Mais on aurait dit que l’odeur de souffre l’avait vidé de toutes ses énergies. Il se sentait vide comme une allumette noircie. Consumé. Puis, la gravure s’était animée. Ce qui le ranima, pour ainsi dire.
Cette femme sur la gravure, cette mère, c’était la sienne et ce garçon, c’était lui. En tout cas, c’est ce qu’il croyait. Il eut beau se frotter les yeux, se couvrir avec les draps, l’image s’était détachée de la gravure et les personnages lui semblaient vivants. -Thomas Hart Benton sur l’autre mur, une reproduction, chérie ! - Et l’odeur de souffre envahissait maintenant toute la pièce. Il ne put s’empêcher de penser que cela lui causait une hallucination prolongée. Une hallucination qui le ramenait dans le passé où malade de la polio, sa mère l’avait veillé pendant des nuits, lui sauvant la vie par son dévouement et sa présence.
Thomas Hart Benton, The year of peril , 1942 |