Instant de vie chez les Bouchard

Instant de vie chez les Bouchard
Claude Mattheau, 2014

vendredi 5 juin 2020

Le sous-développement de Bergeronnes





Le Devoir, 2-3 mars 1973 



Les Bergeronnes n'ont pas échappé à ce développement agro-forestier qui mettait en compétition les deux secteurs. Longtemps, on a cru a la complémentarité des deux modèles de développement. En fait,  forêt et agriculture étaient en concurrence. La forêt permettait de gagner des sous afin d'avoir accès aux marchandises que la terre ne pouvait fournir. Ainsi, le cultivateur devait se placer en dette avec le marchand local et ne pouvait rembourser que s'il se consacrait à la forêt pendant un temps de l'année.

L'absence de marché pour les produits agricoles augmentait cette dépendance. le développement réel de l'agriculture était subordonné à la diversification de l'économie. Au Saguenay, ce fut l'apparition des papetières et de l'aluminerie (1926) qui créèrent un marché propice aux produits de la terre.

"Les effets "dynamisants" du nouveau secteur industriel atteignirent le secteur agricole de deux manières: d'abord en offrant pour la première fois en dehors de l'agriculture un exutoire régional aux excédents de la population rurale, deuxièmement en suscitant des changements dans les techniques et les pratiques pour adapter l'agriculture aux exigences nouvelles d'un marché régional de consommation qui tendait à s'affirmer."

UNE PAROISSE DE COLONISATION AU XIXe SIECLE  par Normand Séguin , Université d'Ottawa, 1975

Le modèle agricole de Bergeronnes ne changera guère avant 1950, moment où les terres sont désertées par les enfants qui préfèrent se tourner vers  l'industrie forestière qui en se spécialisant offre des possibilités de gagner sa vie en exerçant des métiers liés à la mécanique, à la conduite d'engin de chantier et à la construction. 

L'Anglo Canadian Pulp à Forestville (1939) sera à cet égard, après la Consolidated-Bathurst à Sainte-Anne de Portneuf, un débouché très attractif. Les terres se vendent et  ces nouveaux propriétaires ont de plus grandes terres à exploiter et se tournent majoritairement vers l'élevage de bovins. Notons toutefois, que la foresterie occupant une place importante dans l'économie de Les Escoumins jusqu'en 1930, les agriculteurs du rang Saint-Joseph trouvèrent pendant un temps, un marché favorable pour leurs produits. Rien de comparable au phénomène saguenéen qui était supporté par une forte industrialisation.   


Dépendance économique

La dépendance économique des Bergeronnais se joue sur trois paliers : les marchands qui constituent la petite bourgeoisie locale, sont dépendant des fournisseurs de Québec, lesquels leur avancent des marchandises et jouent le rôle de "banquier". Et bien entendu, les cultivateurs-bûcherons et les journaliers dépendent des marchands locaux. L'absence de crédit institutionnel local est un terrible problème: de nombreuses faillites commerciales en témoignent . Il n'est pas rare non plus  de voir des propriétés passées aux mains  des mieux nantis, et le marché  pour revendre  les biens saisis localement étant limité, on peut même voir des terres être louées à leurs anciens propriétaires.

Selon Normand Séguin, "la petite bougeoisie rurale traditionnelle -petits marchands, et membres des professions libérales, -et le clergé catholique trouvaient leur intérêt dans l'expansion physique du système agro-forestier."  

En ce qui concerne le clergé, il est assez évident que cette économie de subsistance était de nature à favoriser les tendances conservatrices de l'Église. Même si les prêtres se révèlent  être des courroies de transmissions importantes auprès de l'élite politique  pour l'élaboration de projets , il ne faut pas oublier que leur domination est soutenue par un  mode de vie qui soustrait souvent la population canadienne-française des lieux de décision et d'éducation. Maurice Sirois, le frère de ma mère exprimait ce désavantage de l'éducation des écoles menées par le clergé : " J'ai appris par coeur le catéchisme et je ne connaissais rien à l'économie. Le contraire aurait été plus utile." C'est donc en apprenant sur le tas  qu'il deviendra un homme d'affaires prospère. En 1920 , ce modèle traditionnel entretenu par  le haut clergé et encouragé par la bourgeoisie  durait depuis des siècles !  

"Ce qui caractérise la société traditionnelle, ce sont des techniques de subsistance plutôt simples et une grande homogénéité dans le type d'occupation et dans l'emploi du temps, c'est un mode d'organisation sociale qui privilégie la famille et le système de parenté en tant que structures d'encadrement et principes directeurs dans l'élaboration des relations sociales créant ainsi de multiples liens de solidarité entre tous les membres de la communauté; c'est enfin un ensemble de valeurs transmises qui créent chez les individus une image de soi et une compréhension unanimes de la réalité". 

Marc-Adélard Tremblay, « L'éclatement des cadres familiaux traditionnels au Canada français », Relations, no 305, mai 1966, p. 131   *Marc-Adélard Tremblay, anthropologue, retraité de l’enseignement de l’Université Laval

Les plus chauvins bergeronnais voudront sans doute nier ces faits. Il est vrai que pour la plupart des projets menés par des curés, des bénéfices immédiats pour l'avancement des conditions de vie du village se sont présentés, toutefois, ces avancements se faisaient dans un  cadre qui ne favorisait guère les petites gens. Faites la liste des villageois qui ont eu  accès à l'éducation supérieure avant 1960 et vous comprendrez assez vite que sans l'intervention de l'État, ce modèle se serait perpétué. 

L'ouverture sur le monde après la dernière guerre, se traduit par la forte présence des avancées techniques que le curé Gendron, par exemple, veut soutenir en orientant  le village vers le développement de l'enseignement technique. Ce qui permettra à beaucoup de villageois de s'inscrire dans  une  nouvelle économie qui se distancie des formes traditionnelles d'occupation.  

"Deux traits principaux paraissent les distinguer de l'ancienne idéologie unitaire : le rôle important accordé à l'État, la volonté résolue d'une ample politique industrielle dont les Canadiens français auraient la maîtrise. L'un et l'autre de ces thèmes sont partagés aussi bien par les factions de droite que par celles de gauche (...)"

Dumont, Fernand, « La représentation idéologique des classes au Canada français », Recherches Sociographiques, vol. VI, no 1, 1965, pp. 9-22 *

 





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