Instant de vie chez les Bouchard

Instant de vie chez les Bouchard
Claude Mattheau, 2014

samedi 26 novembre 2022

La mort du chien- Récit de Noël

   

Nous étions au moins une dizaine de garçons du village à aimer ce chien. Nous l'appelions affectueusement Dog pour que la liste des mots anglais affichée dans la classe de l'école de briques rouges serve à quelque chose.

L'été , il arrivait souvent que le chien nous suive dans nos jeux et aussitôt avait-il  compris que sa maison commençait à être un peu trop loin, qu'il faisait le chemin à l'envers. On essayait bien de la garder avec nous en lui lançant notre unique  balle de baseball ... Mais non, Dog avait atteint le bout de sa corde imaginaire. On ramassait notre balle pleine de bave et admirions la légendaire fidélité  qui le faisait retourner chez lui. Aucune inquiétude,  il ne  pouvait se perdre, c'est connu, les chiens plantent des poteaux de signalisations partout où ils passent ! 

*

L'hiver,  à chaque fois que nous marchions en bande pour nous rendre à l'école , il nous saluait de sa plus forte voix. Il suffisait qu'on l'approche pour qu'il manifeste une joie silencieuse. Tous, nous avions le même réflexe, on enlevait nos mitaines de laine et on laissait glisser nos petites mains  dans la chaleur humide des poils du chien. 

Comme il était heureux ce chien. Pas un de nous ne se demandait ce que pouvait faire Dog de sa journée. On l'enterrait sous nos caresses en passant et cela nous suffisait. Une autre chose connue, c'est que les enfants vivent au présent. Ce sont les adultes qui les tirent vers l'avenir, sinon, les enfants passeraient le reste de leur vie dans un utérus ! 

Si le chien avait pu parler, il n' aurait pas pu nous dire que le pire était à venir. Ce genre de  niaiseries-là,   on entendait ça à la messe. Il n'aurait pas non plus fait de longs discours sur  l'importance des leçons et des devoirs. Non ! le chien aurait juste ancré ses mots dans le présent. Mais, il ne parlait pas notre langue.

Par contre, il m'est souvent arrivé de lire dans les grands yeux noirs du chien , un message important: Reste ici avec moi, on va bien s'amuser. Mais je ne restais jamais. Il me fallait comme tous mes copains entrer dans la grande école de briques rouges pour  préparer mon avenir en découvrant des sciences venues du passé ! 

C'est bien beau, la religion, les tables de multiplication et les règles du participe passé ,  mais ça ne suffit pas à  neutraliser  la tête d'un enfant. À 10 ans, ce qui m'intéressait vraiment, c'était le monde étrange de Dog. 

J'en avais appris un peu. Le chien à l'heure des repas regardait sa maîtresse oeuvrer à la cuisine. Il salivait. Le midi , devinant le bruit des voix libérées des écoliers, il demandait la porte. Il  jubilait.  En soirée,  au pied de son maître qui lisait Le Soleil , il sommeillait. 

Dog était heureux. Il partageait son bonheur tranquille avec nous, les enfants du roc. 

**

Le présent, même celui d'un chien, peut être bouleversé. Il aura suffi d'une seconde, une toute petite seconde, pour que l'univers du chien  bascule. 

Il devait être huit heures.  Dog n'avait pas aboyé et ne s'était pas dirigé avec toute sa fougue vers la bande d'écoliers pour qu'on puisse laisser courir nos mains sur ses flancs et faire s'ébouriffer  son poils dru.  Rien. Il a bien fallu que les écoliers se rendent à l'école. 

Et c'est là que nous avons appris la nouvelle. Monsieur Victorien, le concierge de l'école de briques rouges,  nous avait appris que le chien avait été heurté par l'autobus Drolet . Pendant la matinée, il avait dû interrompre son travail des dizaines de fois, la source du savoir n'était plus dans les livres, c'était monsieur Victorien qui la portait ! 

Le même monsieur Victorien qui se déguiserait en Père Noël la semaine suivante pour nous souhaiter de bonnes vacances, était, une semaine à l'avance, la coqueluche du jour.  Pour une fois, même ceux qui n'aimaient pas apprendre, furent soudainement pris du vertige que procure la curiosité. Si les profs avaient eu le droit de sortir du maudit programme, les élèves  auraient composé en ce jour triste, une ode collective à Dog...

***

Toute ma nuit, avait été un écran noir où le chien se faisait écrabouiller par un autobus malvenu. L'autobus qui glisse. Le sang sur la chaussée glacée. Les poils hérissés. La bête qui se traîne pour retourner dans les bras chauds de sa maison. Ai-je dormi ? Toutes ces images étaient si réelles...

Je tenais  au bout de mes doigts devenus inutiles, une cuillère que j'hésitais à tremper dans le bol de  cornflakes devenus trop mous . Ma mère devinant le tourment qui me hantait me dit  que je pouvais aller voir. 

-C'est pas comme si tu les connaissais pas, tu y es déjà allé avec ton père. 

C'est  extraordinaire comment en une phrase, une mère  peut vous donner le courage nécessaire pour affronter la vie . 

Le chien était enroulé dans une couverture et il tremblait de tous ses membres. Monsieur Beaupré avait  déposé une carabine sur la table de la cuisine. Il y avait aussi une boîte de balles verte et jaune.  Madame Beaupré a vu les larmes qui coulaient sur mes joues. 

-Il faut le faire. Il souffre trop. 

Monsieur Beaupré n'a rien dit. La dame a pris ma main et nous nous sommes accroupis devant le chien . Je l'ai flatté. Doucement. Le chien a salué cette dernière caresse en agitant la queue. Malgré la douleur . 

Dans ses yeux noirs, je voyais bien ce que Dog disait . Il faut que je me lève, que j'aille voir tes copains qui vont partir pour l'école. Que je revienne voir si ma maîtresse prépare le repas. Que je regarde mon maître lire le journal. Il le faut. Je dois être là .

J'avais le souffle coupé . Je lui ai dit en le regardant dans les yeux : Tu ne seras plus jamais  là. Regarde le tapis qui accueille la neige quand tu te secoues , tu ne le verras plus. Regarde ces murs où se jette le soleil du matin . Regarde mes mains .  Je dirai à tous mes amis que tu es un chien courageux. Dog...

J'ai essuyé mes yeux avec le revers de mes pouces. Et je suis parti sans saluer les Beaupré. Mes mots polis étaient étranglés par la peine. 

****

Vers midi , en revenant de l'école, nous  avons vu  le couple  Beaupré descendre de leur voiture. La dame serrait une couverture  contre sa poitrine . Monsieur Beaupré  ouvrit le coffre arrière de sa Chevrolet. Il y prit l' arme à feu et entra derrière son épouse , les yeux au sol.  Nous nous sommes tous regardés en silence. On savait que ce qu'ils avaient fait était ce qu'il fallait faire.  

 Et en ce Noël de 1971,  cette peine commune de notre enfance,  fut sans doute le plus beau cadeau qu' on pouvait partager. Nous étions au moins un dizaine de garçons du village à  continuer à aimer ce chien.


Mise en contexte 

Au début des années 70 , les animaux domestiques ne recevaient que rarement des soins vétérinaires. L'euthanasie n'était pas chose courante. Entendre dire qu'un homme avait noyé des chatons parce que ces derniers n'avaient pas trouvé preneur faisait partie des moeurs. Rencontrer un chien qui déambulait librement dans une rue ou un sentier n'avait rien de surprenant. Les chiens mangeait les restes de table et non pas une nourriture fabriquée en usine spécialement pour eux.

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