Instant de vie chez les Bouchard

Instant de vie chez les Bouchard
Claude Mattheau, 2014

jeudi 18 août 2016

MADISON SQUARE DANUBE

Madison Square Danube 
Une nouvelle parue dans le recueil  De tout bois, mai 2016


Il sait depuis longtemps que cette expression ne veut rien dire, son épouse Laura ne cesse de le lui répéter.- Madison Square Danube, c’est drôle, non, chérie ?-  Comptable de son métier, Jean, qui était originaire d’Alma, devait souvent voyager. De l’ouest à l’est, en passant par Forestville , il devait souvent découcher. Ce qui le tracassait vraiment, car il haïssait les hôtels et surtout les chambres austères et froides. Et il y avait aussi son épouse qui lui reprochait ses absences : « Tu ne vois pas grandir la petite, chéri . » répétait-elle.-Je sais, chérie!-


Un jour, Jean débarqua à Forestville. Il se rendit à son hôtel préféré, -C’est le seul chérie!-   pour y louer sa chambre de prédilection : la 1260 au deuxième étage. Celle-ci n’était pas disponible, la préposée à l’accueil  - Je dis maître d’hôtel, chérie. -lui donna la clef du  1447  au deuxième étage. -Merde, il n’y a que deux étages, et des numéros pour impressionner les touriste , chéri  !
Quand il ouvrit la porte de sa chambre, il sentit une forte et désagréable odeur de souffre. Il songea à se plaindre, mais à quoi bon.  Sa chambre favorite était déjà occupée et il redoutait que  l’administrateur de l’établissement ne le juge négativement, anéantissant ainsi toutes ses chances de pouvoir contracter avec cet oasis de la 138, une entente de plusieurs milliers de dollars, ce que son patron aurait jugé suffisant pour le mettre à la porte. Absorbé dans ses pensées, l’homme de chiffres  ne remarqua pas la porte qui s’était, sur sa volonté propre semblait-il, refermée derrière lui.


 - Chéri !  les revenants , c’est dans les films-.


***


C’était impossible, mais pourtant… Il s’était pincé le bras comme le lui avait recommandé sa mère alors qu’il était enfant, rien à faire, la chose était devant lui. En se glissant sous les draps, il avait remarqué cette gravure illustrant une scène qui lui semblait bien banale : une mère de famille qui faisait la lecture à un enfant alité et un père qui lui épongeait le front. Le tableau était accroché de travers, rien d’étonnant dans une chambre anonyme où les clients se succédaient.-–Dans le restaurant en bas, il y de vraies Linda Isabelle, chérie ! - Il pensa à se relever pour  remettre la toile  en place. Mais on aurait dit que  l’odeur de souffre  l’avait vidé de toutes  ses énergies. Il se sentait vide comme une allumette noircie. Consumé. Puis, la gravure s’était animée. Ce qui le ranima, pour ainsi dire.


Cette femme sur la gravure, cette mère, c’était la sienne et ce garçon, c’était lui. En tout cas, c’est ce qu’il croyait. Il eut beau se frotter les yeux, se couvrir avec les draps, l’image s’était détachée de la gravure et les personnages lui semblaient vivants. -Thomas Hart Benton sur  l’autre mur, une reproduction, chérie ! - Et l’odeur de  souffre envahissait maintenant toute la pièce. Il ne put s’empêcher de penser que cela lui causait une hallucination prolongée. Une hallucination qui le ramenait dans le passé où malade de la polio, sa mère  l’avait veillé pendant des nuits, lui sauvant la vie par son dévouement et sa présence. 

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Thomas Hart Benton, The year of peril , 1942


Il entendait maintenant des voix. Celle du père en particulier qui ne cessait de marmonner avec une voix éteinte, ce qui  lui sembla être  une prière. Et voilà que les yeux tournés vers le plafond, il vit celui-ci s’éloigner, en fait, il lui semblait plutôt que le plancher de la chambre s’ouvrait. Il jeta un œil du coté de l’épaisse moquette verte, et il n’aperçut que du vide, un vide jaune, chaud et menaçant, qui bientôt se transforma en des flammes fuligineuses qui dégageaient  une odeur sulfureuse insupportable. Et il entendit encore la voix du père psalmodiant à travers le souffle  du feu  qui envahissait tout l’espace.
C’était un psaume. Il le savait maintenant. Il demanda à Dieu de faire taire tout ce bruit dans ses oreilles. « Étends tes mains d'en haut; Délivre-moi et sauve-moi. »* entendit-il enfin. Il pria à son tour. Lui qui ne l’avait pas fait depuis longtemps. Il pria, il pria...  Et tout d’un coup, un grand silence s’étendit sur la chambre. –Oui, les chambres sont insonorisées, chérie!-



Au petit jour, il s’éveilla. La chambre avait repris son air coutumier. Il se sentait fatigué comme on se sent après avoir dormi dans un lit étranger. Le téléphone sonna. Il ne répondit pas immédiatement, arrêté dans son action par une pensée folle, la voix d’hier, la voix du père priant, cette voix ramollie se trouvait sans doute au bout du fil… -Les revenants ,c’est dans les films ,chérie!- Il se trouva bête et finit par décrocher l’appareil . Son épouse lui apprit que sa fille avait été prise d’une fièvre subite et que le docteur avait failli la perdre. Elle lui reprocha une fois de plus ses absences. Mais lui savait plus que tout autre, qu’il avait, cette nuit-là, tout fait pour sauver leur fille. Et c’était grâce au hasard, s’il y a hasard en ce cas, lequel l’avait mené à  la chambre 1447.

*psaume 144 , verset 7


Thomas Hart Benton, The year of peril , 1942

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