Instant de vie chez les Bouchard

Instant de vie chez les Bouchard
Claude Mattheau, 2014

jeudi 4 août 2016

Madame Lucie

Je ne savais même pas son nom de famille. Je ne savais que son prénom. Madame Lucie. Je dis , en parlant d'elle, aujourd'hui encore, les mêmes  mots ,le même titre : Madame Lucie.L'année d'avant, c'était ma tante Claudette. Un autre titre , tout aussi mérité.

Soif d'apprendre


Lucie Imbeault
J'ai 6 ans . La cloche sonne, déjà , les miens et moi, élèves de première année, sommes en rang , disposés à l'obéissance, prêts à suivre mademoiselle Lucie qu'on appelle madame.Elle n'est pas encore une madame, ma mère me l'a expliqué. Elle a un amoureux. Il vient avec son camion vert ou rouge ,-tous les camions sont verts ou rouges, il me semble-, il vient la voir. Son cavalier connait ma mère, il l'appelle Ma-de-laine, en monosyllabe , comme pour faire durer le plaisir et il l'embrasse ! Et il ne cesse de redire son nom. Je crois qu'il doit y  avoir de la parenté, mais je n'y comprends rien. Je ne suis qu'un écolier.

Quand la cloche est sonnée, nous suivons madame Lucie jusqu'à la porte de la classe. Là , les rangs se défont, la porte est trop étroite . Mon cousin de Montréal m'a dit que je n'allais pas dans une vraie école. Sa mère qui est une maîtresse d'école , dit que oui, que l'école c'est la classe. Que veut-elle dire ? En tout cas, je suis content. Mais je sais que la vraie école ,elle est juste de l'autre côté  de la rue, elle est en briques rouges, toute les vraies écoles sont en briques rouges, on ne peut pas se tromper.

L'anarchie ne tient pas notre classe longtemps sous sa férule, les petits pupitres disposés en rangées serrées et droites sont nos garde-fous. Madame Lucie n'aime pas les élèves qui traitent les autres de fou. Elle dit que personne n'est fou. Qu'on est tous différents mais pas  fous.

Un pupitre, le mien , il est  juste au fond de la classe, près de la porte qui donne  sur un petit couloir de plywood, juste avant d'atterrir dans ce couloir,il y a une marche et dans le couloir il y a un seul abreuvoir.
" Prenez garde à la marche !" Ce sont les mots de madame Lucie.

Un pupitre ça ne parle pas , c'est connu , c'est muet , alors c'est silence aussitôt qu'on est assis derrière. À l'heure de s'y accouder, je deviens muet. J'ai une cousine qui est muette. C'est sa mère qui est maîtresse d'école. C'est pour cela qu'ils sont partis à Montréal. Là-bas, toutes les écoles son en briques rouges. Ma cousine qui est aussi la filleule de ma mère  va à l'école des sourds. Alors, quand je dois me taire  pour travailler , je pense à elle. Madame Lucie me félicite parce que je ne parle pas inutilement. Elle ne sait pas que c'est grâce à ma cousine.

Nous toussons sans bruits superflus, on retient notre respir. L'instruction chrétienne, c'est sérieux.

Je ne me souviens pas de la couleur du tableau, juste du gestes de madame Lucie. C'est un geste avisé,elle se signe, mais c'est vrai. Rien de  machinal comme moi. C'est assumé. C'est une croyante, une vraie! Je suis sûr que sur ce point elle bat ma mère. Elle nous demande de donner notre journée à Jésus, il y a une prière et puis on sort nos cahiers. Mes  cahiers sont  recouverts de papier brun.

Madame Lucie écrit au tableau chaque matin . Je sais reconnaître les chiffres. Mon père nous pratique, mon frère et moi,  au calcul mental. Si je veux suivre papa dans la run de lait  comme le fait Mario , je dois savoir faire du calcul mental. Alors,  je sais mes chiffres. Mais le reste des mots qu'elle écrit au tableau, je ne les connais pas. Tout cela m'intrique au plus haut point et j'ai hâte de savoir. Je sens que les lettres quand je serai capable de les attacher, ce sera comme avec mes shoe-claques , je pourrai faire courir mon crayon jaune sur mes feuilles de tablette blanche.

Avec ma tante Claudette on a appris à faire des noeuds  et  des boucles sur une grosse bottine blanche, rouge et bleue. Mon père m'a montré à attacher mes souliers en draveur. Les boucles sont moins longues , mais le noeud est pareil. Je suis différent à cause de ça .

Ce fut chaque jour la même chose . Je pense. À six ans , on ne sait pas encore tout. Je me souviens du F qui souffle, du z qui scie ou dort, du i de la souris, du u et du cheval qui tire une charrette de foin dans lequel se cache la souris.

Mais quand je dis que c'était toujours la même chose, je parle de ce geste que madame Lucie répétait. Les quatre chiffres de la fin ne changeaient jamais , les autres chiffres variaient  , c'était pareil pour les lettres.Un matin comme ça sans avertir , tout changeait. J'ai eu  beau fréquenter les souris qui font i-i-i-et le moissonneur qui fait u-u-u- j'avais devant moi chaque matin, une énigme. Mon frère Mario aurait dit  hi -é- ro- gly-phe , parce qu'il lisait Tintin et ma mère de-vi-net-te parce qu'elle écoutait les Joyeux Troubadours, le midi à la radio.

Un matin , Euréka !  j'ai trouvé. C'était la date.Les évidences n'en sont jamais quand on les ignore.

À présent, je donne soif
1967

J'ai toujours été heureux dans une école.Si j'en ai fait ma profession, c'est pour rendre le bonheur que j'ai eu à apprendre à d'autres. Et vous savez ce qui me préoccupe le plus aujourd'hui, alors que la retraite se profile à l'horizon, ce sont ces milliers de jeunes que j'aie eu la chance de connaître, je me demande si je leur ai montré un peu à vivre ?

Juste vivre. Comme moi j'ai pu l'apprendre dans une école sans briques rouges où il n'y avait qu'un seul abreuvoir.

Mais quel abreuvoir !





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