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La bête invincible |
Archi-faux!
Ce sont des sornettes qu'on raconte aux enfants pour les impressionner. Mais ce que vous allez lire aujourd'hui est vrai. Archi-vrai. Tellement vrai que les journaux en ont parlé pendant tout l'été, l'automne et l'hiver de 1926.
Calepin probable de Jean-Charles Albert Bouchard.
" Je suis maintenant un très vieux monsieur et cette histoire m'est arrivé alors que j'avais 26 ans. J'étais à ce moment-là marié depuis 5 ans et père d'un garçon de 16 mois. Mon épouse Marie Lapointe avait fait trois fausse couches, puis était venu Ovila. Cet enfant est un survivant. 1926, l'année où ma femme est tombée malade. Un mal mystérieux la clouait au lit tant elle peinait à respirer. Je cherchais des signes venant de Dieu; comment était-ce possible qu'un enfant voit dépérir sa mère avant même d'être conscient de sa propre existence ?
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Calepin |
À l'été de 1926 , en plein coeur de juillet, alors que j'étais un jeune marié, le rang Saint-Pierre où j'étais quelques mois par année, cultivateur, fut témoin d'une histoire fort impressionnante. Dans ce temps-là, se voisiner avait un sens étrange, on pouvait passer une semaine sans voir personne, et si on manquait la messe, on pouvait être encore plus longtemps sans voir âme qui vive. Au village, il y avait un docteur qui passait une fois par semaine dans le rang Saint-Joseph et qui piquait parfois une descente jusqu'au rang Saint-Pierre. Le voisinage était rare. Le téléphone était affaire de richesse et le courrier entrait si on allait le chercher. Pendant l'hiver, tout de suite après les Fêtes, chacun s'enfermait dans son coin, espérant que le printemps revienne avant que d'avoir besoin du médecin. Le vent et le froid glacial étaient les plus fidèles visiteurs.
L'isolement était tel qu'il n'était pas rare d'apprendre au printemps que telle vieille personne n'avait pas passé l'hiver.
Soc. Historique du Saguenay |
Mais ce ne fut pas le cas. Le lundi matin, une autre bête morte fut signalée. Les hommes se réunirent donc sous le patronage du curé pour organiser une battue. On ne pouvait en définitive laisser être brisé, le travail des cultivateurs et être gaspillé, la nourriture des villageois.
Le curé n'eut pas à dire grand chose. Un homme suggéra qu'on survole les rangs et localise la bête. Le curé ne voulut inquiéter personne, mais il savait qu'on n'avait pas affaire à un animal normal. Il répondit simplement : "L'aéronef, c'est pour les malades."
Le ton du curé ne tolérait aucune riposte. Pas de passe-droit, même le bedeau pour qui le curé était un père, se tut.
***
Dans l'après-midi de la Toussaint, on su qu'un chasseur avait atteint la bête. Il avait bien tenté de suivre les traces laissées par le sang dans les bois, mais ce fut peine perdue, la bête s'était éclipsée à la hauteur de la Chute à Bas-de-Soie.
" Bête invincible, tant qu'on voudra, il faut la tuer. La détruire. L'enterrer. Tout oublier de ce que l'été et l'automne nous a transmis comme peur. Les enfants peuvent pu sortir sans avoir peur. Le docteur se déplace de jour seulement. Pis à force d'avoir peur de descendre dans le rang, les gens du village vont finir par oublier qu'on existe. "
C'est comme ça que mon père, le vieux Barnabé Bouchard, voyait la chose. Comme un isolement obligé. Comme une trappe dans laquelle la bête mystérieuse avait fini par enfermer les gens des rangs. Avec l'hiver qui se pointait le bout du nez, les commérages au sujet des loups-garous s'intensifièrent et vinrent hanter la table familiale sur l'heure du souper, de plus l'impossibilité de tuer la bête invincible n'aidait en rien les mères de famille à orienter autrement les conversations déjà embrunies par les lampes aux flammes chevrotantes.
Beaucoup n'aimait pas non plus les prêches du curé. Si bien que les plus à plaindre, les gens des rangs, cessèrent de fréquenter l'église. On aurait dit que le curé insistait pour que la bête ne soit pas chassée. Il trouvait toujours quelque chose à redire sur les dangers des armes à feu, sur l'inutilité des battues qui pourraient finir par se faire perdre un jeune homme moins habitués au bois; il proposait plutôt l'utilisation de pièges, des poisons... Vraiment de quoi se mêlait-il?
Une semaine avant Noël, je me suis armé de mon courage et de mes raquettes et j'ai suivi la vallée qui tenait la rivière Bas-de-Soie dans le creux de sa main et j'ai fini par aboutir dans le bassin, pas loin du presbytère. Je craignais que le curé ne me mette à la porte sans m'écouter étant donné mon jeune âge. Il m'écouta.
-Monsieur le curé malgré le respect que j'ai pour vous, je comprends mal votre hésitation à bénir les meilleurs chasseurs du village...
-J'ai mes raisons. Des raisons que je n'ai pas à expliquer.
-Monsieur le curé, on dit dans le village mais surtout dans les rangs que vous êtes... (j'ai hésité, j'avais la gorge sèche) un loup-garou.
-J'ai mes raisons. Des raisons que je n'ai pas à expliquer.
-Monsieur le curé, on dit dans le village mais surtout dans les rangs que vous êtes... (j'ai hésité, j'avais la gorge sèche) un loup-garou.
Je croyais vraiment que là, j'aurais qu'à rechausser mes raquettes et à remonter au rang Saint-Pierre. Le gros curé m'a regardé d'un oeil colérique puis instamment il s'est mis à rire. Un rire narquois.
-Jean-Charles! Vous êtes plus intelligent que ça. Un loup-garou! Pensez-vous que je me lève la nuit pour manger vos moutons et tuer vos vaches? Non, je vous le dis que j'ai mes raisons de calmer le jeu, je connais mes paroissiens. Pis d'abord j'aime mieux qu'ils se fassent des accroires que de les voir se perdre en forêt ou se blesser en accueillant une balle perdue!
Dans le journal, il était écrit "une bête mystérieuse, invincible". Je lui fis remarquer. Il me parla en bien des journalistes comme seul un curé pouvait le faire en les affublant du nom d'affabulateur.
-L'article est signé : de notre correspondant! Je voudrais bien lui voir la face à cet inventeur d'histoire ...
Selon moi, le curé mentait.
***
Avec le froid qui s'était installé et la neige qui avait suivi , les bêtes étaient plus souvent à l'abri. Et depuis ma visite chez le curé , effet du hasard croyais-je, les choses s'étaient arrangées. On ne pensait presque plus à cette bête. L'hiver avait étendu sa carapace et protégeait les environs. À la messe de Minuit, l'église était remplie, la nef, le jubé, le choeur. Les quelques rancoeurs qu'avait fait naître la bête mystérieuse étaient choses du passé, le curé avait repris sa place de confesseur et de conseiller auprès de ses fidèles. Malgré ce calme relatif, j'allais découvrir dans l'heure qui suivrait le Minuit chrétien entonné par madame Wilbrod Larouche, que le curé connaissait la bête invincible.
Le Progrès du Saguenay |
***
Immédiatement après la messe au lieu que d'aller atteler mon Saphir, j'étais allé directement au presbytère. Le curé ne sembla pas surpris de ma visite. J'eus l'impression qu'il m'attendait. ![]() |
Au rang Saint-Pierre |
- Vous êtes encore venu me confronter, Jean-Charles, me lança le curé.
Comme la vague ramasse le varech sur la plage et l'entraîne au large, les mots du prêtre m'avait noyé. J'avais peine à respirer, ce que j'avais vu pendant le Minuit chrétien me paraissait si invraisemblable et voilà que le sourire obséquieux qu'affichait le prêtre, me confirmait que je ne m'étais pas trompé.
-Au moment où vous avez tendu le cou vers le jubé, j'ai compris que vous connaissiez la bête invincible.
En guise de réponse, le curé laissa ses doigts courir sur la cicatrice qui le brûlait au cou.
Ses lèvres tremblaient, il avait jeté son regard au sol et il n'affichait plus sa contenance habituelle.
- J'ai reçu la visite de Dieu, continua-t-il, fébrile. Je ne l'ai pas reconnu. Je sais que vous n'êtes pas obligé de me croire Jean-Charles, mais c'est la stricte vérité. Si j'ai insisté pour que les hommes ne chassent pas dans les forêts, c'est que j'avais peur qu'on ne tue le peu de Dieu qui subsiste encore en moi. L'été dernier, j'ai refusé la sépulture à un de nos citoyens. Il était protestant. Je croyais bien faire. Je n'ai pas reconnu l'Homme, je n'ai pas vu plus loin que mes maudits principes. Je me suis condamné par ma seule faute, Jean-Charles!
Le curé s'affala par terre et se mit à geindre. Comme un animal.
-Jusqu'ici je n'ai bu le sang que de quelques bêtes, ajouta le curé, entre deux soubresauts commandés par un accablement indicible, j'ai résisté à l'appel de la chair humaine, il restait en moi un peu de la foi divine, et le jour où je fus blessé près des chutes de Bas-de-Soie, le sang qui a coulé du corps de la bête m'a délivré de ce mauvais sort.
Il releva la tête. Ses yeux noyés dans les larmes, ses joues rougies, ses cheveux hirsutes, tout ce portrait bien contraire à mon curé, me fit reculer d'un pas.
Vous voilà rassuré Jean-Charles, je suis guéri...affirma-t-il.
Je pris congé me dirigeant de mon propre chef dans le couloir menant à la porte et je pus apercevoir avant que de sortir , le curé qui passait devant le miroir posé au-dessus de l'évier. Un miroir qui ne lui rendait pas son reflet...
Laissant conduire mon fidèle Saphir, j'ai longtemps regardé le ciel et pour la première fois de ma vie , je n'ai rien ressenti devant l'immensité noire trouée de lumières scintillantes qui s'offrait à mon regard, je ne ressentis rien non plus en entrant à la maison du rang Saint-pierre , je savais maintenant que plus jamais la chaleur de ce foyer ne viendrait calmer mon esprit. À partir de ce soir-là et pendant les 18 mois qui suivirent, j'acceptai de voir partir peu à peu mon épouse Marie, et je ne regrettai jamais de n'avoir rien demander au ciel en échange de sa guérison.
Sachant que le mal est souvent sur les talons du bien, je ne suis jamais retourné à l'église, mais je n'étais pas un impie.
- Jean-Charles, je vous dois la vérité, dit le curé.
Ses lèvres tremblaient, il avait jeté son regard au sol et il n'affichait plus sa contenance habituelle.
- J'ai reçu la visite de Dieu, continua-t-il, fébrile. Je ne l'ai pas reconnu. Je sais que vous n'êtes pas obligé de me croire Jean-Charles, mais c'est la stricte vérité. Si j'ai insisté pour que les hommes ne chassent pas dans les forêts, c'est que j'avais peur qu'on ne tue le peu de Dieu qui subsiste encore en moi. L'été dernier, j'ai refusé la sépulture à un de nos citoyens. Il était protestant. Je croyais bien faire. Je n'ai pas reconnu l'Homme, je n'ai pas vu plus loin que mes maudits principes. Je me suis condamné par ma seule faute, Jean-Charles!
-Jusqu'ici je n'ai bu le sang que de quelques bêtes, ajouta le curé, entre deux soubresauts commandés par un accablement indicible, j'ai résisté à l'appel de la chair humaine, il restait en moi un peu de la foi divine, et le jour où je fus blessé près des chutes de Bas-de-Soie, le sang qui a coulé du corps de la bête m'a délivré de ce mauvais sort.
Il releva la tête. Ses yeux noyés dans les larmes, ses joues rougies, ses cheveux hirsutes, tout ce portrait bien contraire à mon curé, me fit reculer d'un pas.
Vous voilà rassuré Jean-Charles, je suis guéri...affirma-t-il.
Je pris congé me dirigeant de mon propre chef dans le couloir menant à la porte et je pus apercevoir avant que de sortir , le curé qui passait devant le miroir posé au-dessus de l'évier. Un miroir qui ne lui rendait pas son reflet...
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André Morency, peintre |
Sachant que le mal est souvent sur les talons du bien, je ne suis jamais retourné à l'église, mais je n'étais pas un impie.
Dieu me pardonne.
FIN
FIN
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