Il tenait dans sa main des ciseaux qu'il venait de saisir
dans son étui à crayons.
Cette histoire m'est revenue à la mémoire le 29
décembre 2022 en lisant La Presse .
Le chroniqueur Patrick Lagacé raconte l'histoire d'un prof
du secondaire du Quartier Saint-Michel qui a été poignardé . La chronique
s'intitule : Souviens-toi que tu vas mourir . Grosso modo , ce
prof a reçu un coup de couteau qui failli lui sectionner une artère, la
pointe de l'arme blanche lui a effleuré le coeur. Il aurait pu mourir .
Mon histoire est différente , le prof de
Saint-Michel a été attaqué de dos , moi, de
face.
Le directeur de l'établissement, monsieur
Paradis, un nom prédestiné, m'avait confié un groupe d'élèves dits
turbulents. Ils étaient treize. Tous des gars. Je me souviens d'eux. Ils
devaient avoir 13 ans . Ou à-peu-près. Je n'ai jamais vérifié. Ils étaient
entrés dans ma vie comme tous les autres élèves, par la porte du local A-S-35
.
Disons pour simplifier que la caractéristique commune qui
aurait pu les définir était le mot perturbation. Définition officielle: agitation
dans la vie sociale ou individuelle. Qu'était-il arrivé de si
exceptionnel pour que ces gars-là détestent l'école et ses règles ? Je ne
l'ai jamais su. Je ne voulais pas vraiment le savoir. De toute manière,
j'avais déjà décidé qu'ils seraient mes meilleurs.
Mes meilleurs. Personne autour de moi n'aurait misé sur ces
treize flos. En tout cas, le jour de la distribution des tâches.
personne ne s'est offert pour les prendre sous leur aile. Ça sifflotait en
regardant le sol , mes collègues! Mais puisque j'avais débuté ma carrière en
inaugurant les groupes préparatoire au DEP , composés de potentiels décrocheurs
qui avaient accumulé trop d'échecs pour sourire à l'avenir et
que j'y avais eu un succès fou, oui, fou est le mot, j'ai hérité des treize.
Voilà pour la mise en contexte.
Il advint ce qui devait advenir, ils furent mes meilleurs.
Pas au niveau académique, non. Pas au niveau disciplinaire, non. Pas ce genre
de meilleurs . Ils devinrent le meilleur groupe en visite dans le local A-S-35
. Le mot visiteur fut celui qui remplaça le mot perturbateur.
Disons qu'en octobre, un mois après la rentrée sans avoir
réglé le tiers de la moitié du quart des problèmes de chacun, on avait quand
même fait pas mal de français. Plus qu'il n'en avait jamais fait dans toute
leur vie. Leur spécialité jusque là , avait été surtout d'empêcher les autres
d'apprendre. Et tout à coup, ils avaient dans ce groupe restreint, un
enseignant qui leur demandait : " Aujourd'hui, on travaille ou on ne fait
rien ? " Ils choisissaient d'un accord tacite de ne rien
faire. Et je faisais comme eux, rien. En fait, sans en avoir l'air, je
réfléchissais .
Au bout de quelques cours , le vent a tourné. L'un
d'eux , il s'appelait JF , m'a demandé : Qu'est-ce qu'on
fait aujourd'hui ?
Je lui ai répondu le plus sérieusement du monde : De
la chimie.
Il m'a dit, et ce fut l'étincelle qui transforma ce groupe: Robert,
arrête de niaiser .
Je venais de renverser la vapeur et le problème n'était plus
de savoir qui ne travaillait pas dans cette classe, le coupable était
identifié, c'était moi ! Je profitai de cet instant de grâce pour leur
dévoiler le fruit de mon temps perdu à réfléchir.
Ce fruit : un simple carton. Je leur ai dit de se
débarrasser de leur agenda où étaient présentés les 15 règlements de la
polyvalente. Nous n'avions besoin que d'avoir des droits.
Je leur ai même demandé s'ils voulaient ajouter un quatrième
droit. Bobby, le plus costaud , a
répondu qu'il n'y avait plus de place sur le carton . Esprits pratiques, ils ont acquiescé.
La cohésion du groupe se jouait sur des privilèges
simplistes. Prendre une pause à la 37 e minutes du cours à condition que Julien
, par exemple, ait terminé de corriger le premier paragraphe de son texte
explicatif. La pression mise sur un seul individu était non seulement efficace
mais pour obtenir leur récompense, ils se sont mis à s'entraider ! Puis, sans
privilège aucun, cette entraide devint
coutumière. Pavlov avait raison.
D'ailleurs quand je leur ai raconté l'histoire du chien de
Pavlov, je fus surpris par une question biaisée : Est-ce que tu nous traites
comme des chiens ? À une question dont
la réponse risque d'être ambigüe , on répond par une question : Comment sont
traités vos chiens à la maison ? Le
débat fut clos .
Le paradis ? Non, mais un groupe qui partageait enfin le
goût du travail.
Puis est arrivé ce jour, où un élément en a eu marre du
groupe.
S . (préservons ici, son identité) , s'est mis à rechigner.
C'est de la marde, l'école. Qu'est-ce que ça donne de travailler
pour rien. Vous êtes tous une gang de cons.
Chacun des arguments de S.
fut contesté par les autres élèves. Construire un texte explicatif, ça
laisse des traces dans le cerveau !
Exaspéré que je ne sois pas le titulaire de la discipline
dans ce groupe , S. s'est levé avec un ciseau dans la main et m'a dit :
"Je vais te percer! "
Ayant le droit de parole et le droit de me tromper, et
profitant des 36 pouces du pupitre qui me séparaient de sa menace , j'ai relevé
mon chandail à la hauteur de ma poitrine et j'ai déclaré comme je l'aurais fait
dans une comédie de situation: J'espère que tu as du visou parce qu'il va
falloir que je me défende.
Il a finalement usé de son droit de parole en ramassant ses
affaires : Moi, je crisse mon camp chez nous!
J'ai refusé de porter plainte. J'ai signalé l'incident à
monsieur Paradis.
S. n'est jamais revenu dans ma classe ni à l'école . Ce fut
la seule défaite de ce groupe de treize.
Ce n'était pas la première fois de ma vie que je vivais une
agression: j'ai déjà reçu des menaces comme beaucoup de monde, une bouteille de
bière par la tête comme pas trop de monde, un tas de bêtises comme ça se fait
dans le monde et des silences hostiles de la part du monde...
À chaque fois, j'ai
ressenti le même désarroi . Une même question revient dans cette confusion qui
trouble l'existence: Quel désordre intérieur pousse un humain à user de moyens
si drastiques pour se faire entendre ?
Je n'ai pas cette réponse.
Si cette réponse , l'élève S. l'avait eue, au lieu de trois droits, la classe en
aurait eu quatre.
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