Instant de vie chez les Bouchard

Instant de vie chez les Bouchard
Claude Mattheau, 2014

jeudi 29 décembre 2022

Treize - ou L'art de bien débuter une année.



Il tenait dans sa main des ciseaux qu'il venait de saisir dans son étui à crayons.  
 
Cette histoire m'est revenue à la mémoire  le 29 décembre 2022 en lisant La Presse . 


Le chroniqueur Patrick Lagacé raconte l'histoire d'un prof du secondaire du Quartier Saint-Michel qui a été poignardé . La chronique s'intitule : Souviens-toi que tu vas mourir . Grosso modo , ce prof a reçu un coup de couteau qui  failli lui sectionner une artère, la pointe de l'arme blanche lui a effleuré le coeur. Il aurait pu mourir .
 
Mon histoire est différente , le prof de Saint-Michel   a été attaqué de dos , moi, de face. 


Le directeur de l'établissement, monsieur  Paradis, un nom prédestiné, m'avait confié un groupe d'élèves dits turbulents. Ils étaient treize. Tous des gars. Je me souviens d'eux.  Ils devaient avoir 13 ans . Ou à-peu-près. Je n'ai jamais vérifié. Ils étaient entrés dans ma vie comme tous les autres élèves,  par la porte du local A-S-35 . 
 
Disons pour simplifier que la caractéristique commune qui aurait pu les définir était le mot perturbation. Définition officielle: agitation dans la vie sociale ou individuelle. Qu'était-il arrivé de si exceptionnel pour que ces gars-là détestent l'école et ses règles  ? Je ne l'ai jamais su. Je ne voulais pas vraiment le savoir. De toute manière,  j'avais déjà décidé qu'ils seraient mes meilleurs.
 
Mes meilleurs. Personne autour de moi n'aurait misé sur ces treize flos. En tout cas, le jour de la distribution des tâches.  personne ne s'est offert pour les prendre sous leur aile. Ça sifflotait en regardant le sol , mes collègues! Mais puisque j'avais débuté ma carrière en inaugurant les groupes préparatoire au DEP , composés de potentiels décrocheurs qui avaient accumulé trop  d'échecs pour sourire à l'avenir  et que j'y avais eu un succès fou, oui, fou est le mot, j'ai hérité des treize.
Voilà pour la mise en contexte. 
 
Il advint ce qui devait advenir, ils furent mes meilleurs. Pas au niveau académique, non. Pas au niveau disciplinaire, non. Pas ce genre de meilleurs . Ils devinrent le meilleur groupe en visite dans le local A-S-35 .  Le mot visiteur fut celui qui remplaça le mot  perturbateur. 


Disons qu'en octobre, un mois après la rentrée sans avoir réglé le tiers de la moitié du quart des problèmes de chacun, on avait quand même fait pas mal de français. Plus qu'il n'en avait jamais fait dans toute leur vie. Leur spécialité jusque là , avait été surtout d'empêcher les autres d'apprendre. Et tout à coup, ils avaient  dans ce groupe restreint, un enseignant qui leur demandait : " Aujourd'hui, on travaille ou on ne fait rien ? "   Ils choisissaient d'un accord tacite de ne rien faire. Et je faisais comme eux, rien. En fait, sans en avoir l'air, je réfléchissais . 
 
Au bout de quelques cours , le vent a tourné.  L'un d'eux , il s'appelait JF , m'a  demandé : Qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui ? 
Je lui ai répondu le plus sérieusement du monde : De la chimie. 
Il m'a dit, et ce fut l'étincelle qui transforma ce groupe: Robert, arrête de niaiser . 
 
Je venais de renverser la vapeur et le problème n'était plus de savoir qui ne travaillait pas dans cette classe, le coupable était identifié,  c'était moi ! Je profitai de cet instant de grâce pour leur dévoiler le fruit de mon temps perdu à réfléchir. 
 
Ce fruit : un simple carton. Je leur ai dit de se débarrasser de leur agenda où étaient présentés les 15 règlements de la polyvalente. Nous n'avions besoin que d'avoir des droits.
 









Je leur ai même demandé s'ils voulaient ajouter un quatrième droit. Bobby, le plus costaud , a répondu qu'il n'y avait plus de place sur le carton .  Esprits pratiques, ils ont acquiescé.
 
La cohésion du groupe se jouait sur des privilèges simplistes. Prendre une pause à la 37 e minutes du cours à condition que Julien , par exemple, ait terminé de corriger le premier paragraphe de son texte explicatif. La pression mise sur un seul individu était non seulement efficace mais pour obtenir leur récompense, ils se sont mis à s'entraider ! Puis, sans privilège aucun,  cette entraide devint coutumière. Pavlov avait raison.
 
D'ailleurs quand je leur ai raconté l'histoire du chien de Pavlov, je fus surpris par une question biaisée : Est-ce que tu nous traites comme des chiens ?   À une question dont la réponse risque d'être ambigüe , on répond par une question : Comment sont traités vos chiens à la maison ?  Le débat fut clos .
 
Le paradis ? Non, mais un groupe qui partageait enfin le goût du travail.
 Puis est arrivé ce jour, où un élément en a eu marre du groupe.
 S . (préservons ici, son identité) , s'est mis à rechigner.
 
C'est de la marde, l'école. Qu'est-ce que ça donne de travailler pour rien. Vous êtes tous une gang de cons.
 
Chacun des arguments de S.  fut contesté par les autres élèves. Construire un texte explicatif, ça laisse des traces dans le cerveau !
 
Exaspéré que je ne sois pas le titulaire de la discipline dans ce groupe , S. s'est levé avec un ciseau dans la main et m'a dit : "Je vais te percer! "
 
Ayant le droit de parole et le droit de me tromper, et profitant des 36 pouces du pupitre qui me séparaient de sa menace , j'ai relevé mon chandail à la hauteur de ma poitrine et j'ai déclaré comme je l'aurais fait dans une comédie de situation: J'espère que tu as du visou parce qu'il va falloir que je me défende.
 
Il a finalement usé de son droit de parole en ramassant ses affaires : Moi, je crisse mon camp chez nous!
 
 J'ai refusé de porter plainte. J'ai signalé l'incident à monsieur Paradis.
 
S. n'est jamais revenu dans ma classe ni à l'école . Ce fut la seule défaite de ce groupe de treize.
 
Ce n'était pas la première fois de ma vie que je vivais une agression: j'ai déjà reçu des menaces comme beaucoup de monde, une bouteille de bière par la tête comme pas trop de monde, un tas de bêtises comme ça se fait dans le monde et des silences hostiles de la part du monde... 
 
 À chaque fois, j'ai ressenti le même désarroi . Une même question revient dans cette confusion qui trouble l'existence: Quel désordre intérieur pousse un humain à user de moyens si drastiques pour se faire entendre ? 
 
 Je n'ai pas cette réponse.
 
Si cette réponse ,  l'élève S. l'avait eue, au lieu de trois droits, la classe en aurait eu quatre. 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire