Instant de vie chez les Bouchard

Instant de vie chez les Bouchard
Claude Mattheau, 2014

vendredi 13 mars 2020

Chien sans laisse retrouvé !

Portrait de Gribouille-  Ann-Marie Anctil ,artiste peintre- 

PROLOGUE

Chaque être vivant appartient  à sa propre géographie. Le territoire du chien est souvent celui du maître.  

 

Un sentier qu'il soit situé à Forestville ou à Bergeronnes, n'est qu'un espace de terre battue qui donne à voir. 


À voir des arbres, le fleuve, un flanc de colline coloré de marguerites jaune et  blanc, les strates colorées d'un cran qui a traversé les millénaires, l'infini donné par un ciel clair d'automne...  


Ce même sentier donne à sentir, à toucher, à s'émouvoir devant la placidité apparente de la nature. Tant et aussi longtemps  que je partage avec mon maître les chemins de nos promenades, je suis protégé par mon ange canin. Les humains ignorent notre mythologie, ils croient qu'un chien pense comme eux. Pas du tout. Quand je constate que mon maître est anxieux, je voudrais lui dire que seul le présent compte. Les humains ne savent pas ce qu'est le présent; ils vivent dans le passé et tentent de deviner l'avenir. Pas les chiens. 


Chapitre premier

     11 mars 2020 10 h a.m.  Robert  ouvre la porte, il étend le bras et glisse sa main contre le mur jusqu'à la boîte blanche fixée à la maison et attrape son journal. J'en profite pour sortir à l'extérieur puisque mon maître a déjà chaussé ses bottes, c'est un signe qui ne ment pas, nous partons en promenade. 

Ma patrie 

    

Mes pattes s'agitent convulsivement et je dévale l'escalier ,une marche à la fois pour ménager mes vieilles hanches. J'ai presque 12 ans et je dois m'étirer pour retrouver mon agilité. Dans un processus qui enchante toute la maisonnée, je me tourne sur le dos et me tortille dans la neige comme un serpent fou. 

    

Ma maisonnée est variable: trois  femelles : Chantal, Coralie et Gabrielle. Un autre mâle, Robert. Et depuis quelque temps un nouveau mâle qui aime à me bercer. Je crois qu'il me prend pour un chiot.



 Nous vivons à cinq  depuis longtemps, mais maintenant, je suis souvent seul avec Chantal et Robert. Les humains ont une drôle de maladie:  Robert lit le journal pour connaître ce qui s'est passé hier. Les deux jeunes femelles quittent la maison pour l'université afin de  préparer ce qui va se passer demain. On dirait bien qu'il n'y a que moi qui vit aujourd'hui. Mais bon , je les aime et je suis prêt à vivre avec ça. 

   

Je profite du fait que Robert est en train de se vêtir  ( une autre habitude humaine ), pour trotter jusque chez le voisin  Roger.  C'est aussi un grand mâle humain. Il accumule la neige sur son terrain et quand le chaud prend la place du froid, il remet la neige à l'endroit où il l'avait prise. Moi, je me contente d'aller le saluer . Parfois j'aboie en me cambrant pour voir le visage de Roger. Les humains s'étirent la bouche quand ils sont contents , ils n'agitent pas la queue comme moi. Roger est content. Il connait mon nom. Le dit. Et dit aussi le mot marche. Il devine comme moi, que Robert a mis ses bottes. 

   

Robert tarde un peu. Ma géographie comprend une partie de la rue 13.  Mon maître n'est pas inquiet puisque je reviens toujours à la maison . Ma patrie, c'est la maison de brique rouge. 


Chapitre deuxième 


    Comme j'ai appris à le faire , je traverse la rue en suivant les bandes de neige. À chaque fois que  je vois la terre devenir blanche, je m'installe devant la porte et j'attends qu'un humain l'ouvre. J'enfonce mon museau dans la neige aussitôt sorti, je donne des coups de museau à l'oblique je chasse la neige pour bien sentir le froid. Dans le chaud, je peux faire la même chose dans l'eau à la plage. 

   

De l'autre coté du chemin, il y a la maison au toit vert. Elle est dans ma géographie. Même si je m'attache aux pas du maître pendant les promenades, il m'arrive de errer pour connaître le territoire. Je suis de petite taille et je peux me faufiler dans des endroits inusités. 

Je ne passe jamais près d'une souche sans la contourner, la humer et y laisser mon odeur. Les sentiers menant à la plage présentent des arbres allongés, je les explore.

 

Je fais la même chose avec les grilles d'acier qui font disparaître l'eau de la pluie. C'est pratique de savoir où se trouve les choses. Avec le temps, j'ai construit ma routine. Près de la rue 13, mon champs d'action est d'environ 500 mètres carrés quand je suis seul.  Je déteste m'éloigner du domaine que je connais. 


En traversant la rue devant la maison verte, j'étais décidé à explorer rapidement le terrain arrière. Je connaissais ce domaine depuis 12 ans. Plusieurs chiens y ont habité, je vais voir au cas où de nouvelles odeurs plairaient à mon nez. Mes oreilles et mon museau sont plus fiables que mes yeux. Ce qui devait arriver arriva. 


Chapitre troisième

   

La même scène s'est répétée jusqu'à ce que je sois épuisé. Je me suis aplati contre le sol qui était maintenant aussi lisse que la glace de l'aréna et je glapis. Ce fut le seul cri que je lançai de toute la journée. Le soleil commençait à décliner et j'étais prisonnier de ce mur de béton trop haut pour ma petite taille et la force de mes hanches. Pourtant quand je suis descendu, c'avait été très facile de me laisser glisser...

 Je recule une dernière fois, je me cabre contre le muret, mes pattes de devant tapotent sur la neige et la glace qui enveloppent le béton. Rien à faire, ce maudit mur me tient prisonnier. En hiver, c'est le seul chemin possible. Il fait noir. Froid. Je me roule en boule et laisse rouler mon flanc droit contre la neige. 

   

Mon maître n'aime pas les chaînes qui retiennent les chiens. Le froid me convainc du contraire. Que serait douce à ce moment-ci, une lourde chaîne qui me tiendrait prisonnier à ma niche. C'est fou, je suis prêt à renier ma liberté contre  un biscuit Milk-Bone brun, vert ou rouge. Je crois que Liberté n'est pas une marque de gâterie pour chien !


 Des phares balayent la clôture ajourée de la maison voisine. Les ombres verticales dessinent contre le garage de la maison au toit vert, des barreaux qui m'effraient. Cette illumination furtive se poursuit  pendant un moment. Puis, le silence s'installe.

    

Depuis le matin, j'avais entendu à divers moments appeler mon nom  par Chantal , perçu le sifflement caractéristique de mon maître,  mais à chaque fois, le bruit s'éloignait. Et mon coeur se refroidissait. 

   

On me cherchait, et moi bêtement, je n'arrivais pas  à signaler ma présence. Je suis un Schnauzer, je n'aboie que pour défendre mon territoire ou pour hurler ma joie. Autrement,je suis docile . Je peux attendre dix minutes, couché au sol, que Robert ait terminé son travail pour prendre le chemin avec lui.   Je suis docile et patient.

   

Fébrilement, je lèche mes pattes une à une, j'avale quelques poils avec la neige que je détache entre mes doigts pour permettre à mes coussins de reprendre leur position naturelle. J'avais laissé mon odeur un peu partout entre le cabanon  et le muret, mais qui donc pouvait le percevoir, les humains ne sont pas doté de museau très performant. Toute la journée, j'avais entendu des voix étrangères, des claquements de porte, des moteurs de voitures. L'humain était juste là. Puis quand tout bruit cessa, je me laissai envahir par le silence et le noir.



Chapitre quatrième 

  12 mars 2020 La chaleur du jour m'envahit les narines. Le crépuscule m'engage dans l'action, je baille, m'étire, ma longue langue rose se balade entre mes canines et je regarde à nouveau ce mur qui brille maintenant au soleil. Si seulement, il avait neigé,  la neige trace de nouveau chemin, elle aplanit les acensions difficiles. Pas une clôtures ne résiste à l'assaut du blanc. Cette année, l'hiver est doux. Le soleil a vite fait de darder sur mes poils gris, ma fatigue se dissipe mais le mur reste infranchissable. 

   

Le chien , Francisco de Goya 1819

Ma patte arrière est engourdie. Je dois l'étirer à plusieurs reprises. Il neigera. Ou fera froid. Je ne sais pas vraiment.  Je ne cède pas à la panique. Les hommes anticipent le pire ou le meilleur, ils cherchent des solutions à des problèmes qui n'existent pas. Des humains s'agitent à cette heure-là. Je les entends qui parlent. Des voitures démarrent. Des portes se referment. Je ne sais pas. Je perçois encore mon nom et le sifflement de mon  maître. Je me recouche au soleil. Je me lève, tourne en rond. Me recouche. Que puis-je faire ? 

   

Puis tout à coup , je vois un humain sur la droite, il emprunte le même chemin que moi , il longe l'abri d'auto, la maison, et arrive tout au haut du muret et me regarde. S'attend-t-il à ce que je donne de la voix.  je me lève et le regarde à mon tour. Il descend facilement le muret avec ses grandes pattes,se penche vers moi et me prend dans ses bras.  Ses vêtements sont chauds; à coup sûr, il arrive de la voiture que je viens d'entendre ou de l'intérieur d'une maison. 

   

Il me fait faire mon chemin à l'envers, il traverse la rue que je connais si bien et là, il y a mon maître qui s'apprête à partir en voiture. Il prononce son nom. Les deux mâles humains n'en reviennent pas de me voir. 

  

 Les humains se sont-ils imaginé le pire me concernant ? Je ne le saurai jamais, leur langue est difficile et je ne comprends que quelques mots : marcher, les noms de ma famille, collation, stop, donne la patte, viens...


Yves Gagnon , mon sauveteur.
Je  lui donne un bisou.










       







Robert me prend dans ses bras visiblement heureux car sa bouche est toute croche. J'ai rarement vu deux humains si heureux. Ils prennent même des photos. Avec ça ils pourront penser au passé dans l'avenir. Des malades, je vous dis ! 

  

 Mon maître me couche sur la chaise berçante de la cuisine applique une main sur mes yeux  et je retrouve la paix. Et lui aussi, semble-t-il.    

  

 Une chance que j'existe pour ramener les humains au présent.

Trop d'amour.

  

avril 2007- 19 novembre 2021


  

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