Instant de vie chez les Bouchard

Instant de vie chez les Bouchard
Claude Mattheau, 2014

lundi 26 décembre 2016

Le conte est à terre (partie 2 du conte bergeronnais )

En tête d'une lettre  provenant  du Camp Euclide Lessard 














Le lendemain, dès le  réveil , le grand Savard ne cessa de talonner Nazaire pour connaître la fin de l'histoire. Nazaire qui s'apprêtait à se raser, cassa la mince glace qui s'était tendue dans la bassine et regarda le jeune géant comme s'il était un enfant à la veille de Noël .


-Je vais tout te dire en temps et lieu. Là, on a de l'ouvrage, pis un conte ça se conte à la noirceur venue.

- Si c'est pas un conte, tu peux me le conter tout suite, répliqua le colosse aux airs d'enfant.

 Il faut dire qu'à 16 ans , c'était un homme  fiable , capable comme deux et essentiel pour les travaux devenus trop durs pour les bûcherons qui vieillissaient ou qui s'étaient fait mal. Le boss Euclide était un gérant habile, l'homme  avait pour son dire qu'on se débarrasse pas d'un bon forgeron parce qu'il a de la misère à déplacer du fer, on lui prête des bras en attendant que les siens reviennent. Tout le monde voulait travailler pour le camp d'Euclide. Mais fallait être vaillant pour y avoir sa place.


La journée passa en travaux durs. Le froid de ce 24 décembre combiné à l'épaisseur de neige qui s'était jeté le long de la rivière, donnèrent à Lauréat et Ovila , assez d'ouvrage pour l'avant-midi. Le grand Savard accompagna Nazaire pour l'aider à clairer des billots qui traînaient le long des chemins , des billes de bois  qui une fois recouvert par la prochaine neige  deviendraient des dangers invisibles pour les hommes de chevaux. Ensuite, Nazaire laissa le grand Savard fendre du bois. Il entra dans le camp pour récupérer- suivre une jeunesse ,ce n'était pas évident-  et il  ne tarda pas à planter des clous devant le feu. Quand Ovila et Lauréat le rejoignirent pour le dîner , ils le trouvèrent  endormi sur une chaise droite , affalée par devant sur son ventre qu'il trouvait trop gros.

Le repas fut rapide. Les hommes firent le ménage du camp. Et même s'ils étaient bien loin de l'église de leur village ,ils entendaient bien se faire un petit réveillon. Euclide avait laissé à Nazaire ,le plus vieux et le plus raisonnable des quatre, le soin de distribuer les 10 onces d'alcool , cadeau du patron.


À 3 h 30 le brun venait juste d'atterrir assez bas pour qu'on ne distingue plus la terre du ciel ... une nuit naissante.


- Vas tu jeter le conte à terre, Nazaire  ?

-Oui,Ovila, l 'heure est venue.


Le grand Savard qui avait travaillé à s'arracher le corps toute la journée, histoire d'enterrer  son impatience,  tourna la seule chaise du camp de bord et s'écrasa sur le dossier , les jambes appuyées par terre prêt à bondir si le diable ou un loup-garou venait à se présenter.

Lauréat versa à ses compagnons une petite shot de gin . Dans une tasse en fer blanc. En fer blanc.


 " La mère avait gagné. Elle retourna voir le sorcier qui devait donner son billet à un trappeur. Le Montagnais écouta les doléances de ma mère. Après tout ,elle avait changé d'idée et ce n'était pas au sage qui l'avait aidé selon son coeur de retrouver le trappeur. Lequel ressoudrait  probablement seulement au printemps, selon le Sorcier.


Ma mère était ben découragée. Elle voyait maintenant à quoi aurait pu servir le gain. Elle raconta au sauvage toute la misère qu'il connaissait déjà: les veuves de bûcherons sans secours, les enfants sans école, les malades sans docteur, le village sans curé. La réalité de 1889. Une misère commune.


Voyant son désarroi, le sorcier se leva , fouilla dans une canisse dans laquelle il gardait du gros  sel ,et il en sortit le billet .


-Ta mère devait être contente ? Comment ça se fait que vous êtes pas riches?
Lauréat versa une autre shot au grand Savard pour l'engourdir un peu.


-C'est là que le sorcier a ouvert sa truie pis a tiré le billet dans le feu .


-Y'est fou. 5000 piasses! 


-Tais toi, Savard, c'est pas fini ! Écoute jusqu'à fin !  lui lança Ovila avec le ton dur hérité des Barnabé.

" Ma mère était épouvantée. Le sage lui expliqua simplement que le feu serait bénéfique pour son sommeil . Que sa vie serait meilleure sans tout cet argent . 

Que sa guérison était complète. Il lui dit aussi en sa langue :
"Si l'argent était le sel de la vie, il pousserait dans la forêt avec les fougères."
Puis Nazaire annonça que le conte était à terre."


-Comment  le conte est à terre ? Ça se peut pas Tabarsac ! Ça  peut pas mal finir de même. On jette pas 5000 $  dans le feu . Ce mangeur de loup marin était  fou! 


  Le gros Savard était en maudit.Il n'avait presque pas dormi croyant que le diable interviendrait dans l'histoire ou que Dieu serait de la partie. Mais non, un Manitou servait une leçon,  et c'était fini !


Nazaire se rendit dans la cuisine pour préparer le repas du soir qui serait léger , parce que les hommes avaient bu.


Ovila, d'un signe de la tête discret appela les deux autres à le suivre pour aller soigner les chevaux.Ce qu'il faisait seul, habituellement.


Archives nationales du Canada 
**

Lauréat et le grand Savard  savaient enfin la fin de l'histoire. Ovila leur avait expliqué que le gain de 5000 dollars avait coïncidé avec l'annonce de la construction du presbytère. Ce qui permit au village d'accueillir le premier curé, un certain  Arthur Guay . Adon ou vérité vraie? Si Nazaire n'en parlait pas, c'est que sa mère lui avait demandé d'inventer cette histoire, sinon comment une veuve avec onze enfants aurait pu expliquer qu'elle avait donné tout cet argent à la Fabrique pour être enfin délivrée d'un mauvais sort qui la tenait prisonnière de nuits blanches ?

***

Le soir venu , les hommes se firent lire par le Grand Savard qui était le plus instruit de tous avec sa sixième année, la parabole du gérant habile . *(Luc , 16 1-13.




 


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