Instant de vie chez les Bouchard

Instant de vie chez les Bouchard
Claude Mattheau, 2014

lundi 3 octobre 2016

Né pour soulager.


Photo Bernard Lefebvre (c)
J’ai  marché longtemps sur la plage, « il se cherchait » comme le disait  souvent ma mère à mon sujet. C'était avant qu’elle ne soit atteinte d’aphasie.

 Le littoral était en ces cas de crise existentielle,  mon seul  refuge, mon jardin secret. Ici, le vent et les crans m’écoutent parler. Puis il y a mes pas qui s’accrochent dans le sable, le bruit des vagues qui dominent le cri des oiseaux, le bleu qui regarde le noir de mon cœur…  Cette grève,  où je pouvais jour après jour oublier mon cabinet de dentiste : l’odeur acide des anesthésiques, les pleurs des enfants  stomatophobes, les jérémiades des clients qui avaient des douleurs fantômes et, oh!  calamité !  les gens au prise avec  la névralgie du trijumeau et qui croyaient souffrir d’une grave carie! Cette grève-là  me faisait oublier cette réalité parfois assommante, et aussi elle me redonnait le courage de continuer.

Avocat de la défense:  

"Non pas qu’il ait de toute sa vie détesté sa profession, mais la maladie récente de sa mère l’avait bouleversé.  Il partageait l’avis de Camus :" La dignité du travail n’existe que dans un travail accepté."  Et Dieu sait qu’il adorait recevoir les gens, apaiser leurs craintes  et soigner leurs maux. C’était ce qu’il faisait de mieux. Une mission en somme. Au regard de ces considérations,  des circonstances atténuantes s’imposent et doivent être prise en considération."


 Un jour, mon père , m’avait expliqué qu’il n’y avait dans la vie qu’une seule profession qu’il fallait fuir : prêtre. Parce que disait-il,  ces hommes se privent de leur liberté  pour faire le bien, et qu’une fois cela fait, ils ne peuvent comprendre ce qu’est vraiment le bien.

Avocat de la défense :

"Ce à quoi Roger acquiesçait.  À 12 ans peut-on faire autrement ?  Toutefois,  pendant ses études au collège, il comprit enfin que  son père,  en savait autant que Camus sur la question sans avoir jamais mis le nez dans aucun de ses livres. Et guidé par ces paroles  sages, Roger choisit de ne jamais travailler contre son gré. Il y eut bien deux ou trois erreurs de parcours, de ces métiers de passages que les comédiens sans rôles  réunissent  sous l’adjectif  « alimentaire ». Mais ceux-ci furent vite oubliés dans le tourbillon des années. Il devint vite un homme qui soulage, qui prend soin des autres. C’était sa vocation, et son père, mort depuis longtemps déjà, l’avait deviné. Ce jour-là, et vous membres du jury devrez en tenir compte, cet  homme était en mission, il ne commettait pas un crime."


Ma mère malade envahissait aujourd’hui mes pensées, au point où je perdais ma concentration : moi d’habitude si précis, je  vins à poser des gestes hasardeux.  Je  ne  contrôlais plus mon agenda, oubliais des rendez-vous, laissais s’accumuler les factures, ne remplissait plus les commandes de fournitures… Certains clients m’en firent la remarque, d’autres cessèrent de fréquenter la clinique.

Avocat de la défense :

"Un jour, lors d’une promenade, il aperçut une mouette blessée sur le rivage. Elle battait de l’aile et tournait sur elle-même entraînée par un mouvement giratoire qui n’avait de cesse que lorsque l’oiseau était épuisé. Puis la marée poussait une vague et de peur de mourir noyée,  la pauvre bête s’agitait à nouveau. Roger croyait fermement que la nature devait suivre son cours, que tôt ou tard, l’oiseau blessé finirait par mourir  des suites de  ses blessures ou d’épuisement. La fatalité pouvait être aussi d’un autre ordre : la noyade, la faim, la soif. Plus cruelle encore : la visite d’un prédateur. N’est-il pas homme ou femme, parmi vous, qui n’ait  pas déjà eu  cette pensée d’intervenir pour soulager un animal blessé ? "


Dérogeant à mes croyances, poussé par une force extérieure, j’ai pris l’oiseau blessé dans mes mains et d’un coup sec lui cassai le cou. J’ai senti alors chacun des os se rompre et j’ai eu mal pour l’oiseau.  J’ai lancé ensuite l’oiseau à l’eau et laissé aux vagues le soin de l’ensevelir. Puis, j’ai  pleuré. Pleuré au point de ne plus voir devant moi, pleuré pour faire déborder le bleu du  fleuve jusque dans mes yeux.   Je  me savais maintenant prêt. J’ai  remonté le chemin sinueux qui longeait la falaise et je suis rentré à la maison.

Avocat de la Couronne :

"Le lendemain, c’était dimanche. Il se leva tôt, ne déjeuna pas et se rendit jusqu'à sa clinique  en empruntant le chemin de travers qui longeait  l’église. Pour éviter que les fidèles du curé Lavoie ne l’aperçoivent, il baissa les toiles et se retrouva dans la pénombre. Il choisit une seringue équipée d’une aiguille à double biseau et deux contenants  d’un anesthésique  à caractère ostéocentral . Tout le matériel nécessaire pour atrophier le nerf mylo hyoïdien et provoquer chez le patient une fausse route lorsqu’il s’alimenterait. Au fur et à mesure qu’il posait ces gestes, il ignora volontairement le code d'éthique  qui lui interdisaient chacun de ces gestes ! Il se savait fautif mais il posa le geste fatidique, c’était un acte conscient qui mérite  une peine exemplaire."


Je  regardai mes mains qui tremblaient. Je  pleurai encore. Je revis  la mouette dans mes mains et sus que c’était la bonne chose à faire.

Avocat de la Couronne :

"Il prit la boîte de chocolat destiné à sa mère et partit pour une dernière fois en direction du Centre d’hébergement. Ce sont des faits."

Je le faisais pour moi – et pour mon père- , c’était une question de dignité. Il ne pouvait être question que je recule, même si je savais que cela n’avait aucun sens. La mouette, aurais-je dû attendre que la vie s’en charge ?

***

Je  repensai à ses hommes qui  se privent de leur liberté  pour faire le bien, et qui cela fait, ne peuvent comprendre ce qu’est vraiment le bien. Je savais maintenant que mon père n’avait pas toujours raison.

Le gardien me regarda et m'assigna ma cellule.

Je souris de contentement  et pensai à Camus.

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