Instant de vie chez les Bouchard

Instant de vie chez les Bouchard
Claude Mattheau, 2014

jeudi 17 décembre 2020

CONTE DE NOËL: miracle bergeronnais .

Dessin: Joseph-Edmond Massicotte, illustrateur




















1937 - 2020

À Isabelle Larouche. 

Le gros propriétaire du magasin général était formel : les miracles de Noël sont des balivernes. Il n'y croyait pas et considérait toutes ces histoires comme des inventions. Et ceux qui les inventaient, à moins d'être des écrivains qui devaient gagner leur vie, devaient être considérés comme des fabulateurs. 



Il était assez difficile pour les hommes du village qui s'invitaient à jaser au magasin de démentir le marchand. Le gros homme aurait pu les expulser sur le champ. Homme sévère, il détestait être contredit et ses yeux ronds comme des billes lui donnaient un air rébarbatif. Comme disait toujours le bonhomme, son commerce n'était  pas un lieu public et il était possible pour tout un chacun d'aller se faire voir ailleurs . 

- Mais Louis, tu dis ça, pourtant l'été passé tu t'es acheté un  terrain sur la lune ! Me semble que pour un incrédule, tu changes de cap à toute heure !  de dire un peu faraud, le grand Barnabé.

-Toi Barnabé, mélange pas les affaires, la lune existe pis un jour les hommes vont y'aller . Peut-être pas les Canadiens ni les Français , mais les Américains , ils ont l'intelligence pour ça. Tandis que pour les miracles, on peut ben en parler, c'est jamais arrivé que dans le passé. Je lis les gazettes, moi. 

Personne ne pouvait dire le contraire, les miracles racontés par le curé étaient des exploits auxquels  il fallait croire sans les avoir vus. Et même s'il y avait des béquilles, des cannes et des corsets accrochés aux piliers de la basilique de Sainte-Anne de Beaupré, personne aux Bergeronnes ne pouvait pour autant affirmer qu'il avait été témoin d'un miracle. Personne.

Pourtant les signes appelant la miraculeuse protection du Ciel ne manquaient pas dans le village. Ici même au magasin, au-dessus du comptoir, un crucifix, ouvrage du forgeron local, pendait accroché à une poutre du magasin, c'était un talisman que les croyants accrochaient comme on installe un paratonnerre, en espérant le mieux pour les siens. 

-Pis toi, Charles, quand un ouvrier se coupe un doigt à ton moulin, il repousse-tu ? ricana le commerçant. 

De tels accidents arrivaient aussi dans les rangs où les batteuses à grain constituaient de véritables monstres issus du génie moderne. De rapides mais dangereux engins ! Après le passage du monstre sur un bras, à part de recommander le pauvre blessé à Dieu dans leurs prières, les villageois ne pouvaient pas faire grand-chose sinon espérer que le malheureux cultivateur n'aurait pas à se faire amputer . Ça fait que les miracles,  ça se résumait à rester en vie. 

-En tout cas, si je vois un miracle un jour, je dépense mille piastres d'une shotte ! Le scieur avait parlé, exagérément comme c'était son habitude. Deux années de salaire d'un coup, c'était vu par ses compagnons comme une idée folle. 

Le vieux cordonnier qui habitait juste en face du gros marchand avait une foi inébranlable et un droit d'aînesse qui lui donnait le privilège de contester sans se faire montrer la porte de la boutique.  

- Les amis, les amis,  si les miracles arrivaient à tous les jours, on n'en parlerait pas plus qu'on ne parle du lever du soleil ou de l'eau qui gèle dans la rivière à Beaulieu au mois de janvier. Non, les miracles existent et les témoins ne sont pas ceux qui en parlent le plus. Eux, ils l'ont vu le miracle et ils n'ont pas besoin d'en parler. Nous autres, à tous les jours depuis qu'on est haut de même, on a vu le soleil se mirer dans le fleuve devant le quai, on en parles-tu ? Non, mais les touristes qui descendent vers le Saguenay, ils parlent juste de ça ! 

À ce moment-là, un silence s'installa. La clochette de la porte annonçait l'arrivée d'un client. La porte qui s'ouvrait en un souffle balaya la conversation. C'était une fillette qui portait une petite boîte de carton qui semblait bien légère. 

- Monsieur Louis, est-ce que vous avez vu monsieur le barbier ? demanda-t-elle.

-Le barbier est à son échoppe, ma petite Isabelle.

-J'en arrive et il n'y est pas.  

-Et tu le cherches pour... On peut peut-être lui faire un message? 

- Je voulais juste qu'il me coupe les cheveux pour les envoyer  à Trois-Rivières dans cette boîte . Je pourrais avoir cinq dollars pour mes cheveux . Regardez l'annonce! lui expliqua la bavarde gamine en lui tendant une annonce découpée dans le Progrès du Saguenay.




-Mais tu ne dois pas faire ça. Garde tes beaux cheveux ma fille.  Qu'est ce que ta mère dirait ?

- C'est pas pour elle que je veux avoir de l'argent. C'est pour mon amie Marie, sa mémère est malade et il faut lui acheter des remèdes et la mère de Marie, elle  n'a pas d'argent. Son papa ne gagne pas beaucoup au chantier. 

Le marchand fit faire une révolution à la poignée de sa caisse enregistreuse qui tinta et il en tira un billet de dix dollars qu'il tendit à la fillette. "Garde tes cheveux, tu es une brave petite fille. Et surtout ne dis jamais d'où vient cet argent." Ses convives, a qui le silence s'imposait  aussi, n'eurent que le choix d'accueillir son regard noir.

***


Dessin: Joseph-Edmond Massicotte, illustrateur










Le soir de Noël en entrant à l'église pour la messe de minuit, Charles s'approcha de Louis et lui tendit de sa main gonflée par le labeur, une enveloppe.

-Tu liras ça discrètement. Puis viens tirer une touche dehors pendant le sermon.  

Ce qui fut dit, fut fait.

Sur le parvis de l'église, le gros marchand demanda à son ami Charles pourquoi il lui avait donné à lire   cette lettre qui était adressée au père de la  petite Marie. 


-C'est une copie. Comme tu vois je lui ai offert une job au moulin. 

- Pis en quoi ça me regarde ? 

-J'ai dit que si j'étais témoin d'un miracle, je sortirais mille dollars de mon portefeuille, c'est chose faite !

Louis tendit l'enveloppe à Charles.

-Non ! Tu peux garder cette lettre, c'est grâce à toi que nous savons maintenant que les miracles existent. 

Ne  voulant surtout pas faire chavirer le  sourire du scieur en cette nuit de Noël, Louis se garda bien de l'informer que le père de Marie était venu  au magasin dans la soirée choisir un cercueil pour la grand-mère. 

Puis Louis était retourné à la maison , le visage mouillé et le chapeau blanchi . Il  passa du coté du magasin , secoua son couvre-chef, s'assied sur une caisse de beurre vide et  adressa son regard noir noyé de larmes au crucifix de fer: " Tu pourrais faire ta part quand on fait un miracle..." 



 FIN


(modèle Propp var. B)


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